«Je voulais écrire un roman dont je serai éternellement fier». Éric Dupont arrive au terme d'un long périple, et il est épuisé. Son quatrième roman, La fiancée américaine, l'a complètement vidé. Sept ans de recherches, d'entretiens, de voyages, et même des cours de chant classique (!) ont servi de matériau pour ce livre, qui lui a pris plus de deux ans d'écriture à temps plein, selon un horaire discipliné, voire monacal. «Je n'ai plus d'amis. Je ne connais plus personne!» lance-t-il en riant.

Mais il se connaît sûrement mieux. La fiancée américaine est la somme de ses expériences et la réappropriation d'un héritage familial, qu'il désirait ardemment depuis l'enfance. On se brûle les yeux à lire cette tapisserie complexe d'histoires qui se recoupent sur un siècle - la petitesse des caractères trahit un manuscrit pas mal plus gros que les 557 pages -, mais on ne s'y ennuie pas.

Cela s'ouvre sur une fillette qui adore entendre les histoires de son papa, Louis Lamontagne, légende vivante de Rivière-du-Loup, l'homme fort qu'on surnommait Cheval, un tombeur aux yeux couleur sarcelle qui laissera une impressionnante trace génétique dans la région, et qui fera graver sur sa tombe «que ma joie demeure».

Nous sommes dans les années 50, la petite fille se nomme Madeleine, car dans la famille, il doit toujours y avoir une Madeleine en vie par génération. Cheval, en ouvrant la bouche, déploie un univers en expansion, aux naissances multiples, et souvent doubles, puisque les jumeaux sont courants dans la famille.

De Rivière-du-Loup en passant par New York, de Toronto à Rome en passant par Berlin, d'hier à aujourd'hui, nous connaîtrons Madeleine l'Américaine, Madeleine-la-»Mére», Madeleine la fille, Solange, les jumeaux Michel et Gabriel, Magda... Et bien d'autres, même si Éric Dupont a «exécuté» une cinquantaine de personnages à la demande de son éditrice Mélanie Vincelette, qui a dû le calmer un peu.

Mais il réclame ce droit à la galerie fournie de personnages, arguant que c'est encore plus foisonnant chez John Irving, un modèle. Faut-il s'étonner que ce soit un écrivain américain, quand la Madeleine originelle de cette famille l'est aussi et qu'un chapitre s'intitule America Forever?

«Oui, il y a cette fiancée américaine au destin tragique, mais il y a aussi toutes ces fiançailles avec l'Amérique. Et pour moi, c'était important d'inscrire ces fiançailles dans la littérature mondiale, parce que c'est mon but, de catapulter ce livre le plus loin possible.»

Parce qu'il y a l'Europe aussi. Plus précisément l'Allemagne, où Éric Dupont a déjà vécu. Expérience marquante, qui lui a donné ce qu'il nomme des «récits fondateurs».

«Les Européens que j'ai connus de près étaient des Autrichiens et des Allemands. La réflexion sur le fascisme et le totalitarisme est partout dans mon roman, et ça me vient de mes parents d'accueil autrichiens, qui sont nés en 1940. Leurs premiers souvenirs, ce sont les bombardiers américains qui survolaient leur ville. Lui, surtout, était né dans une famille nazie et il a passé toute sa vie à racheter les erreurs de ses parents. Ma présence dans leur maison faisait partie de ces efforts-là. Il m'en parlait tout le temps...»

Soudain, la voix d'Éric Dupont s'étrangle, et il refoule ses larmes. Toute l'horreur de cette guerre, il l'a mise dans le parcours de Magda, inspiré d'une vieille femme qui lui a raconté la débâcle allemande et l'occupation russe qui fut terrible pour toutes les femmes restées sur place. Ces femmes, prisonnières de l'Histoire, comme ces jeunes Québécoises sous le joug de l'Église, qui devaient aller se faire avorter à New York, comme la Tosca de Puccini qui traverse tout le roman.

La terre maternelle

L'écrivain qui nous a donné La logeuse soutient ne pas avoir de rapport nostalgique au passé. Seulement, il lui manquait des bouts importants, n'ayant pas grandi avec sa mère. C'est pourtant elle qui lui a donné le décor de Rivière-du-Loup et le premier chapitre de La fiancée américaine.

«Entre l'âge de 6 et 14 ans, j'ai dû voir ma mère huit fois. Il était interdit de parler d'elle à la maison, c'est une personne que mon père avait mise au rancart, qui était décrite comme une idiote. Moi et ma soeur avons grandi dans cette espèce de religion qui comptait deux membres, où on se racontait nos souvenirs de maman. À l'adolescence, nous l'avons retrouvée. Mais jamais complètement. Par exemple, je ne savais pas que grand-papa, le modèle de Cheval Lamontagne, avait été un homme fort et un croque-mort. J'avais tout raté ça. Et c'était une manière pour moi de montrer à la famille Dupont que cette «idiote» vient d'une famille épique et que leurs histoires valent autant que les autres. C'est une sorte de vengeance personnelle, une sorte de rachat. Pour ma soeur aussi.»

Éric Dupont est profondément attaché à la Gaspésie où il a grandi, tout comme aux rencontres marquantes de ses nombreux voyages - les gens, mais aussi les oeuvres, puisqu'il adore l'opéra et la peinture, très présents dans son roman. Pour lui, l'art doit être total, dans un désir d'englober un maximum, ce qui révèle probablement un besoin d'unicité. Et de cette somme qu'il vient de publier, il espère quelque chose de très simple de ses lecteurs.

«Je voudrais qu'ils pensent à cette réflexion entre le totalitarisme et le corps, car quand quelqu'un d'autre prend le contrôle de ton corps, c'est du totalitarisme. Madeleine, Stella, Magda, toutes n'ont pas le contrôle de leur corps. Je voudrais qu'ils pensent à ce que dit Magda à Gabriel, à Rome, que lorsque quelqu'un veut faire du mal à ton frère, il faut que tu parles. C'est ce que les Allemands me hurlaient dans les oreilles: parle quand tu vois une injustice, dis-le, parce que, nous, on n'a rien dit et quand on a voulu le faire, c'était trop tard.»

On peut dire qu'Éric Dupont a pris ce conseil au pied de la lettre...

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La fiancée américaine. Éric Dupont. Marchand de feuilles, 557 pages. En librairie vendredi prochain.



Extrait La fiancée américaine

«Mais qu'est-ce qu'elle cuisinait, l'Américaine?

La question venait encore une fois de la cuisine.

Des déjeuners. Des crêpes, des bines, des oeufs miroir, tout ce qu'on mange le matin, pis jamais on avait déjeuné comme ça à Fraserville, répondit Papa Louis, le regard perdu.

L'Américaine s'était mise dans la tête de gagner les Canadiens par le ventre. La partie n'était pas gagnée. Elle connaissait sans l'avoir vue le contenu de la lettre que Madeleine-la-Mère avait dictée au curé le lendemain de son arrivée. Il lui faudrait les gagner un par un, calorie par calorie, glucide par glucide...»