Dans L'herbe des nuits, roman onirique et polar en trompe l'oeil où planent repris de justice, hôtel louche et balles perdues, l'écrivain français Patrick Modiano joue au détective du passé, voguant dans ses souvenirs «d'un Paris des années 60 très menaçant, noir et trouble».

«Quand je commence un roman, le déclic est toujours quelque chose de très visuel, de concret, comme la première séquence d'un film. Ici, ce serait un film en noir et blanc», confie l'auteur dans un entretien à l'AFP à l'occasion de la sortie jeudi de L'herbe des nuits (Gallimard), une captivante autofiction poético-policière.

Ce roman s'inspire en partie de l'affaire Ben Barka, cet opposant marocain enlevé en octobre 1965 en plein Paris, dont le corps n'a jamais été retrouvé. Mais Modiano évoque à peine l'enlèvement et se focalise sur les mois qui précèdent.

L'auteur parle ainsi d'un «dangereux» Georges B., référence à Boucheseiche, truand impliqué dans l'affaire Ben Barka. C'était aussi l'un des propriétaires d'un hôtel de passe de Montparnasse, l'Unic Hôtel, à l'épicentre du roman.

Déambulations dans un Paris interlope, nuits blanches et personnages inquiétants, souvenirs troubles et troublants hantent le roman....

À l'aide d'un carnet noir rempli de notes, Jean, le narrateur, que l'on découvre romancier, tente de renouer les fils du passé, quand il vivait une histoire d'amour avec «Dannie», beauté mystérieuse embarquée «dans une sale histoire». Il veut se prouver qu'il n'a pas rêvé.

«Qu'est-ce que tu dirais si j'avais tué quelqu'un?», lance Dannie. «Ce que je dirais? Rien», lui répond Jean, sans la prendre alors au sérieux.

Il découvrira qu'elle a tué un homme, «un accident, suggère-t-elle, des balles perdues...»

Cauchemar

«Moi aussi, je remplis des cahiers. J'en ai des dizaines. C'est hétéroclite. Je prends des notes sur des gens que j'ai croisés, sur des endroits, des petites annonces, des faits divers...», explique Modiano. «Ce sont aussi des notes pour tenter de résoudre les énigmes de ma propre vie ou de celle des autres, notamment de mon père».

«C'est un bric-à-brac, un aide-mémoire. Comme le narrateur, j'essaye de reconstituer le passé».

Comme toujours, le roman fourmille de noms de lieux et de noms propres. «Plusieurs sont ceux de gens que j'ai connus dans ces années-là. Le rôle des noms est important dans la réminiscence. Certains étaient déjà dans Pedigree (son récit autobiographique, ndlr). C'était des gens tellement improbables que je me demandais déjà à l'époque qui ils étaient».

«Le Paris des années 60 était très menaçant, noir et trouble. C'était peu après la guerre d'Algérie. J'étais livré à moi-même. Je ne faisais pas d'études, j'étais mineur. Ce Paris me faisait peur», avoue le romancier. «On peut aussi rencontrer des gens plus âgés qui vous entraînent...»

«J'aimais alors me mêler aux gens. Je les observais comme derrière la vitre d'un aquarium. Je sentais déjà que je me servirai d'eux pour écrire».

Comme mes personnages, «je fréquentais la Cité universitaire, le pavillon du Maroc, sans être étudiant. C'était une principauté bizarre à la lisière de Paris avec de vrais et de faux étudiants, comme un port franc, surveillé par la police».

«Moi aussi, j'ai perdu un manuscrit quand j'étais en pensionnat. J'en rêve souvent, un cauchemar: l'angoisse de la perte. Je ne m'étais pas rendu compte en écrivant le roman que je reparlais de cet épisode».

Un inspecteur assure au narrateur, un demi-siècle après l'avoir interrogé: «il ne faut pas remuer le passé». Un conseil impossible à suivre par Patrick Modiano: «j'ai toujours été obsédé par l'oubli de choses qui semblaient pourtant tellement importantes, oubli volontaire ou mensonge à soi-même».