Un roman historique aux parfums asiatiques, écrit par un Anglais au talent colossal: bienvenue dans l'univers de David Mitchell.

Il a beau en être à son quatrième roman, avoir été deux fois en nomination pour le prestigieux Booker Prize, avoir été couronné d'importantes distinctions (le John Llewwelyn Rhys pour Écrits fantômes et le British Literary Fiction Book Award pour Cartographie des nuages), David Mitchell demeure largement méconnu de ce côté-ci de l'océan.

Enfin, demeurait... Jusqu'à ce que l'éditeur d'Alto, Antoine Tanguay, reconnu pour son flair (il a publié Nicolas Dickner, Dominique Fortier, Rawi Hage et Marina Lewicka, pour n'en nommer que quelques-uns) se mette en tête de réparer cette injustice en publiant «une édition locale, portée par une promotion locale», du plus récent roman de l'auteur publié en France par les éditions de L'Olivier.

«J'ai voulu rendre hommage à son génie en concevant une édition spéciale limitée, explique l'éditeur. Une façon comme une autre de saluer celui qui, selon certains, a réinventé l'art du roman contemporain.» Le résultat est magnifique. Les mille automnes de Jacob de Zoet ressemble aux livres anciens, avec ses dessins, ses dorures et ses pages que l'on dirait coupées à la main. Pour les lecteurs, c'est une porte grande ouverte sur une oeuvre que l'on aura envie, c'est certain, de découvrir à rebours.

Parcours d'un combattant

Après avoir parcouru le monde dans Écrits fantômes, aidé un garçon à retrouver son père dans number9dream, nous avoir promené entre le XIXe siècle et un futur apocalyptique dans Cartographie des nuages, voilà que l'auteur né en 1969 à Southport remonte le temps jusqu'à l'an 1799, et nous emmène près de Nagasaki, au Japon, et plus particulièrement dans l'île artificielle de Dejima, qui servait alors de port d'attache à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, et de seule fenêtre ouverte sur «l'empire le plus reclus que connaiss (ait) le monde moderne».

Jacob de Zoet, le héros de cette magistrale saga historique, a quitté les Pays-Bas pour aller faire fortune à l'autre bout du monde. Ainsi aura-t-il une chance, à son retour, d'épouser celle qu'il aime. À Dejima, il sera confronté à l'étrangeté des moeurs, l'insalubrité des lieux, la corruption des Occidentaux, la violence des relations. Et contre toute attente, il se consumera d'amour pour l'inaccessible Orito, une Japonaise à l'intelligence vive, un esprit libre, mais prisonnier de son époque, sage-femme surdouée, dont le visage à moitié brûlé n'entame en rien le charme.

Jeune homme, David Mitchell a vécu au Japon pendant huit ans. Après avoir terminé ses études en littérature, il a enseigné l'anglais à des élèves de Hiroshima. J'étais dans la vingtaine, raconte-t-il, joint par la magie de Skype. À cet âge, la vie est comme un jeu de hasard. Vous lancez les dés et le sort vous porte. Je n'avais pas de responsabilité, pas de famille. Je voulais juste partir, quitter Londres. Et c'est au Japon que le destin m'a mené.»

Son intérêt pour le pays du Soleil Levant (attisé par son amour pour une Japonaise qu'il a épousée) l'a poussé à lire tout ce qu'il pouvait trouver sur le pays. «Pour moi, se préparer à l'écriture, c'est remplir un réservoir de toutes ses idées, explique-t-il dans son superbe «anglais de l'estuaire» (Estuary English, comme on appelle l'anglais parlé dans la région de Londres). Ensuite, on peut aller pêcher dans ce réservoir, comme dans un lac. Pendant des années, alors que j'achevais mes autres livres, je prenais des tas de notes en vue d'un éventuel roman sur le Japon, et sur cette époque en particulier - le tournant du XIXe siècle. Autant il semblait dur, pénible d'y vivre, autant, pour l'auteur de fiction, c'était un matériau riche.»

L'appel de la fiction

Manifestement fou d'histoire, de voyages, de géographie et d'aventures, Mitchell aurait pu écrire un essai plutôt que ce roman au long cours. Les mille automnes est un ouvrage à l'érudition époustouflante, à mi-chemin entre l'Umberto Eco du Nom de la Rose et l'Alessandro Baricco de Soie, traversé de parfums suaves et d'odeurs suffocantes, de paysages fabuleux et de violences inouïes, de musique et de fureurs, des notes fines d'un clavecin et des cris des blessés opérés à froid.

Pourtant, il n'a jamais songé à écrire autre chose que de la fiction. «Ce que j'aime, c'est l'acte créatif. J'aime vraiment donner vie à un ensemble de personnages, peupler un univers. Tout petit, j'adorais inventer des mondes. Je dessinais d'immenses royaumes imaginaires, avec des forêts, des montagnes... Je suis convaincu que nos jeux d'enfants révèlent ce qui sera notre vocation future.»

Pour cet homme qui a souffert, plus jeune, d'un bégaiement dont il ne lui reste qu'une imperceptible trace (il fait partie de la Stammering British Association), l'écrivain est légèrement mégalomane («il aime régner sur son univers!»), est atteint d'une forme légère du trouble de la personnalité multiple («il doit habiter plusieurs personnages»), et de troubles compulsifs. «Pendant deux, trois, quatre ans, explique-t-il, nous passons plus de temps avec nos personnages imaginaires qu'avec notre propre famille. C'est à nos personnages que nous pensons avant de nous endormir, et aussi au réveil. C'est à cette condition, indispensable, du moins en ce qui me concerne, qu'on peut écrire. Mais malgré tout, nous rassure-t-il, j'adore ce travail!»

En attendant le prochain opus sur lequel il travaille déjà, on pourra voir sur grand écran dès l'automne prochain l'adaptation de Cartographies des nuages par les frères Wachowski, réalisateurs des Matrix, qui mettra en vedette, entre autres, Tom Hanks, Halle Berry et Susan Sarandon.

Les mille automnes de Jacob de Zoet, de David Mitchell.

Traduit par Manuel Berri.

Alto, 711 pages