Évelyne de la Chenelière, l'une des dramaturges les plus en vue des dernières années, passe au roman. Avec La concordance des temps, c'est un tout nouveau public qui pourra découvrir son écriture singulière, qui lui a déjà valu le Prix du Gouverneur général pour sa pièce Désordre public.

«J'ai une vraie relation passionnée à la langue, au sens que porte une grammaire, dit Évelyne de la Chenelière. J'avais envie d'explorer le fossé qui existe entre la pensée et la communication de cette pensée, grâce à la langue et malgré la langue, qui est tellement insuffisante. Le grand paradoxe que j'entretiens, c'est qu'elle est à la fois trop riche et trop pauvre pour mes pensées...». La concordance des temps s'ouvre d'ailleurs sur cette phrase: «Je reste bouche bée devant la langue française qui a eu la fantaisie de donner un sexe à toutes les choses.»

Bouche bée, ou béance de la bouche qui n'arrive pas à formuler ce qu'elle voudrait dire, comme le conte de La petite sirène qui apparaît dans le livre, sirène qui ne peut parler et qui voulait avoir des jambes pour quoi, au juste? Quelque chose qu'on ne peut dire... «L'inconfort, c'est quelque chose qui traverse vraiment le roman, et ça passe par la langue, comme une métaphore de l'inconfort qu'on peut ressentir dans un monde trop étranger».

Il s'agit aussi du fossé qui existe entre un homme et une femme «invraisemblablement semblables», selon ses propres mots. La structure très particulière du roman nous les dévoile par petites touches, et dans une certaine confusion volontaire: les frontières sont abolies entre les narrations et les sexes, il faudra un certain moment avant de comprendre qui parle. On apprendra qu'il s'agit de Pierre et Nicole, chacun perdu dans ses souvenirs qui pourraient appartenir à l'un ou à l'autre tant ils se connaissent, mais on ne saura jamais vraiment quelle est la nature de leur couple, le tout étant prétexte à creuser les mécanismes de leurs réflexions. «Ils sont perpétuellement dans une redécouverte presque effrayante de l'autre, et ce dont il est chargé, ce qu'il transporte.» Malgré tout, l'auteure estime qu'ils sont des résistants, par rapport au «renoncement des autres personnages.»

Car Pierre et Nicole sont hantés par leur enfance, par les tragédies ordinaires et extraordinaires dans leur entourage, et ils n'ont pas d'enfant, sauf en rêve. «Mais nous deux nous deux qui portons la même enfance les mêmes traits le même squelette quel renouveau pourrions-nous espérer d'un enfant de nous» est-il écrit.

Il y a des phrases assez dures sur la reproduction, le rapport entre parents et enfants, le désir de mort. Pourtant, Évelyne de la Chenelière, la très belle trentaine, est responsable de quatre enfants dans la vraie vie, et soutient ne pas du tout être «torturée» selon le cliché romantique de l'écrivain.

«C'est à la fois très facile et sincère de faire l'éloge des enfants, mais je peux aussi être sincère dans le vertige immense que ça signifie, cette responsabilité-là, cet effroi de voir une partie de soi dans l'autre... Tout ça se côtoie très fort chez moi, d'où peut-être cet envie d'approfondir cette posture, par rapport à «en avoir ou pas».

L'obligation d'écrire

Évelyne de la Chenelière aura été aussi précoce que prolifique. Près d'une vingtaine de pièces en une quinzaine d'années. Nous l'avons rencontrée le jour de la première de Correspondances, une mise en scène par Marcelle Dubois à laquelle elle participe, et entre deux répétitions de Ronfard nu devant son miroir, sa plus récente création conjointe avec Daniel Brière - son partenaire de scène et de vie - au Nouveau Théâtre Expérimental.

Ajoutons à cela que le film adapté de sa pièce Bashir Lazhar, réalisé par Philippe Falardeau, devrait prendre l'affiche au printemps, cela vous donne une petite idée de l'activité incessante de la femme, qui dit écrire tous les jours. «Parce que je crois que dans l'acte d'écriture, s'obliger est un moteur.»

Il lui aura fallu deux ans, à temps perdu, pour venir à bout de La concordance des temps, qu'elle imaginait plus volumineux, mais qui a trouvé sa taille naturellement. Une expérience très intéressante pour la dramaturge.

«Écrire pour le théâtre, c'est avoir la conscience d'écrire une partition dont d'autres créateurs vont s'emparer, ce qui est très heureux, mais c'est un matériau pour la scène, prévu pour un laps de temps, explique-t-elle. Cette idée du temps est complètement brisée avec le roman puisque, évidemment, chaque lecteur s'empare du livre dans une temporalité qui est la sienne. Je trouvais que, mine de rien, dans la construction d'un objet théâtral, il y a une partie de censure dans l'écriture. J'avais envie d'une liberté totale, d'un espace, d'une chambre à moi.»

La concordance des temps

Évelyne de la Chenelière

Leméac, 140 pages.