La vie d'Eva Gabrielsson, conjointe de feu Stieg Larsson, auteur de la trilogie Millénium, ressemble à un roman non terminé rempli d'intrigues complexes jouant sur l'amour, la mort, l'injustice, de grosses sommes d'argent, des documents cachés... Elle est l'héroïne d'une histoire déviée après trois tomes et qui nous laisse en plein suspense. L'argent ira-t-il vraiment au père et au frère de Stieg Larsson, qui l'ont très peu connu et ne partagent pas ses idéaux? Eva retrouvera-t-elle un jour un peu de contrôle sur l'oeuvre de l'homme de sa vie? Y aura-t-il un tome 4? Au moment de la sortie du film au Québec, Marie-Claude Lortie rencontrait Mme Gabrielsson à Stockholm. À suivre.

Eva Gabrielsson me donne rendez-vous dans un café sur le flanc d'un parc de Södermalm, à Stockholm, le quartier bo-bo où elle vivait avec Stieg Larsson. C'est là que se passe une bonne partie de l'action de Millénium, ce succès de librairie aussi immense qu'improbable pour un thriller suédois - 12,5 millions de livres vendus, dont 300 000 au Québec - et dont le premier tome vient d'être porté à l'écran.

 

Elle est déjà là quand j'arrive, en train de siroter un café au lait et de fumer une cigarette. Depuis la mort en 2004, en 2004, foudroyé par un infarctus à 50 ans, Mme Gabrielsson est la mémoire vivante de l'écrivain. J'ai l'impression de rencontrer Erika Berger ou Annika Giannini, deux personnages de femmes décidées de l'univers Larsson...

Dès mon arrivée, je lui raconte que je viens de lire une entrevue qu'elle a donnée à Rue89, où le journaliste écrit que le mystérieux tome 4 se passerait en partie sur une île au Canada. Elle refuse de me le confirmer. Le ton est donné.

Sans aucun droit sur l'oeuvre écrite de son conjoint - comme ils n'étaient pas mariés et que Larsson n'avait pas fait de testament, tout est allé au frère et au père de l'auteur - elle distille ses souvenirs et protège jalousement ce qu'elle sait de l'oeuvre de Stieg. Ces secrets sont tout ce qu'il lui reste.

Elle me raconte toutefois qu'elle a déjà fait de l'autostop, quand elle était jeune, avec un Canadien qui parlait français et très mal anglais. Le peu de français qu'elle connaît vient de là. Y a-t-il une connexion québécoise, alors, pour ce tome 4? De nouveau, elle me fait très gentiment comprendre qu'il n'est vraiment pas question d'en parler.

Un homme et ses principes

On cause alors du tour que la ville de Stockholm a organisé pour les fans qui veulent savoir où se situe l'action de Millénium. Elle me raconte des anecdotes. L'appartement du personnage Mikael Blomkvist n'est pas celui qu'on croit. Celui de Lisbeth Salander, en revanche, est bien là où on le situe dans le livre et Larsson l'a choisi parce qu'au moment d'écrire, le duplex avait été mis en vente par un riche industriel. «Les plans des lieux étaient donc publics. Et je respecte totalement cet homme», ajoute-t-elle, en parlant du vendeur, richissime personnage qui a commencé à financer du microcrédit auprès de femmes indiennes après avoir vendu son penthouse.

Le détail est important. Car on réalise rapidement, en parlant avec Mme Gabrielsson, que Larsson tenait tellement à ses principes que si l'industriel n'avait pas eu droit à leur respect, jamais on aurait fait mention de son logement.

«Stieg était réellement féministe, me dit-elle. Il était comme ça quand je l'ai connu. La colère de Lisbeth contre l'injustice, c'est beaucoup la sienne. Il ne supportait pas la discrimination.»

Elle me raconte qu'il a coupé les ponts avec bien des gens, à cause de ça, qu'il s'est fait bien des ennemis. «Il refusait le compromis et cessait toute relation.»

Un vrai défenseur de la veuve et de l'orpheline.

Est-ce cela qui plaît tant au public?

«Ce qui est au coeur de Millénium, c'est l'idée que nous sommes tous totalement responsables de ce qu'on fait ou ne fait pas, explique Mme Gabrielsson. Et que tous doivent faire face aux conséquences de leurs gestes.» Dans les romans, effectivement, aucun méchant ne s'en sort sans payer le prix de son crime, même s'il a été commis et couvert et caché, il y a très longtemps. «Les gens se sentent habilités par ça (empowered). Et Stieg était comme ça dans la vie aussi. Autour de lui, les gens se sentaient investis.»

Alors, ce 4e tome?

Peu importe comment on pose la question, Mme Gabrielsson refuse de parler du fameux quatrième tome, qu'on dit caché dans un ordinateur. Privée de tout droit sur l'oeuvre de l'homme avec qui elle a vécu 32 ans, oeuvre à laquelle elle dit avoir contribué, Mme Gabrielsson n'est pas en très bons termes avec les héritiers officiels. Actuellement, dit-elle, trois partis politiques tentent de l'aider à rétablir la situation. Tant que tout ça ne sera pas réglé, il ne sera pas question d'autres livres.

Elle m'explique toutefois qu'il y avait bel et bien un plan pour en publier 10. L'argent des trois premiers - ils pensaient gagner l'équivalent d'environ 500 000$! -, il se le réservaient pour finir de payer leur appartement. Les revenus du quatrième devaient aller à Expo - le magazine fondé par Larsson - tandis que le cinquième aurait été versé en dons à des centres d'hébergement pour femmes battues. «Nous n'avions pas discuté du reste, mais l'argent aurait été donné à des causes semblables.»

Il avait aussi été question d'une autre série de romans, portant sur l'univers de la construction, qui aurait été cosignée avec Mme Gabrielsson, qui est architecte et a écrit un livre sur Stockholm.

L'idée, explique-t-elle, était que Larsson se détache tranquillement de son travail de journaliste pour se consacrer à l'écriture de romans, mais aussi pour ne plus être la cible des mouvements d'extrême droite qu'il couvrait et qui faisaient peser sur lui une menace constante. Balles tirées sur leurs maisons, complots, intimidation... Le couple a même dû être placé sous protection policière pendant quelques mois, quand les autorités ont fait un lien entre eux, un dirigeant syndical assassiné et un attentat à la bombe contre deux anciens journalistes d'Expo.

Mme Gabrielsson n'a pas vu le film tiré du premier tome. Elle ira voir les films issus des tomes 2 et 3, dit-elle, car elle a plus de respect pour le réalisateur de ceux-là (qui les a déjà tournés). Elle est ravie de savoir que Noomi Rapace, l'actrice interprétant Lisbeth Salander - personnage central de hacker décalée que Mme Gabrielsson adore - a dû se battre avec le réalisateur du premier film pour protéger l'intégrité du personnage. Mais à part ça, elle ne semble pas avoir grand respect pour tout ce qu'elle appelle «l'industrie Millénium», un monde qui n'a rien à voir, dit-elle, avec le message du livre.

C'est pourquoi elle continue de vivre le succès de Millénium en parallèle, à sa façon, en parlant aux gens qu'elle choisit, notamment des lecteurs voulant discuter du thriller et des sujets de société exposés dans les livres - qui vont de violence contre les femmes à la corruption policière, en passant par le crime organisé et l'injustice en général... «Je les rencontre en huis clos, ici et ailleurs, comme en France. Millénium a touché les gens. Et les gens veulent aller plus loin. C'est comme une sorte de mouvement politique...»

Mme Gabrielsson est certaine, d'ailleurs, qu'il y a quelque part des auteurs capables de prendre la relève et d'écrire la suite de cette oeuvre-là. Pas celle du cinéma ni des gros sous. Celle remplie de conviction et de quête de justice que l'homme de sa vie aurait voulue.

 

Non mariés... pour des raisons de sécurité

Pour ne se sont-ils jamais mariés? Pour que le lien officiel entre Stieg Larsson, cible des mouvements d'extrême droite, et Eva Gabrielsson reste le plus secret possible. En Suède, les informations civiques sont totalement publiques. Adresses, photos et numéros de passeport, comptes de taxes, tout est accessible. En se mariant, Stieg Larsson aurait donc rendu public son lien avec Mme Gabrielsson. En ne se mariant pas, il gardait cela privé. Il pouvait ainsi vivre avec elle, à son adresse à elle et ne pas avoir de compte de téléphone, d'électricité, etc. à son nom à lui, ce qui limitait l'accès aux détails de sa vie privée.