On peut occuper une chaire au Collège de France, la plus prestigieuse du pays, et rester un fringant jeune homme. À 72 ans, le linguiste Claude Hagège enfourche son vélo, casque de cycliste sur la tête, pour traverser la moitié de Paris, de son appartement situé en face de la Cité universitaire jusqu'à la place Saint-Sulpice, siège des éditions Plon.

Autant dire qu'il ne fait pas vraiment son âge et qu'il a des allures plutôt fantaisistes pour un homme de sa profession. C'est la raison pour laquelle il a soudain accédé à la célébrité, il y a une vingtaine d'années, malgré l'austérité de sa discipline. Invité chez Bernard Pivot pour un ouvrage savant, Le français et les siècles, Claude Hagège avait fait un numéro si éblouissant que le public s'était rué en librairie pour acheter son livre. Quelque 100 000 exemplaires vendus - et quelques déceptions, car le contenu était plus ardu et technique que prévu.

 

Une demi-douzaine de livres savants plus tard, Hagège revient ces jours-ci avec un ouvrage qui paraît taillé sur mesure pour ce causeur intarissable, ce fou de langues qui vous fait à la demande des démonstrations de tons chinois ou des jeux de mots en hébreu, où la «côte d'Adam» (Ève) des textes sacrés de la Bible est devenue, dans le langage populaire de Tel-Aviv, la «côtelette», la jolie fille que l'on croise dans la rue.

Cela s'appelle Dictionnaire amoureux des langues, nouveau titre de la collection bien connue des éditions Plon: une occasion rêvée pour Claude Hagège d'emmener son lecteur voyager dans des langues étranges: le margi, parlé au Nigeria, qui possède 89 consonnes, les dialectes kuy du Cambodge, qui comptent 48 voyelles. Tandis que deux langues polynésiennes, à Tahiti et Hawaï, n'ont que huit consonnes. Vous saurez tout sur l'araméen de l'époque de Jésus-Christ, encore parlé 20 siècles plus tard (fort correctement illustré, selon Hagège, dans le film de Mel Gibson sur le Christ). Sur le serbe, qui est presque aussi éloigné du croate que le sont le danois, le norvégien et le suédois. Sur les différents créoles des Antilles, mélangés de français, d'anglais ou de néerlandais selon la langue des colonisateurs. Sur les origines germaniques de l'anglais. Sur le guarani, seule langue indienne possédant le statut de langue officielle et parlé par quatre millions de locuteurs en Amérique latine, principalement au Paraguay. Sur le kwakwala, langue indienne de Colombie-Britannique, où l'on relève 14 verbes «être» différents.

Le Dictionnaire de Claude Hagège figure depuis sa sortie dans la liste des meilleures ventes en librairie.

Extraordinaire terrain de jeux

Pour lui, comme pour la plupart des linguistes, le domaine quasiment infini des langues ressemble à un extraordinaire terrain de jeux en perpétuelle mutation, et la seule ombre au tableau tient justement au fait que chaque année de nombreux idiomes très minoritaires disparaissent de la surface de la terre. Il faut dire qu'on est encore loin du nivellement total: rien qu'en Papouasie, on compte encore 850 langues, même si la majorité d'entre elles sont menacées à court terme. Et 410 langues au Nigéria.

«Ce qui est fascinant dans toutes les langues, dit Claude Hagège, c'est la manière dont chacune d'entre elles s'ingénie à rendre compte à sa manière de la réalité environnante et des idées abstraites. Tout le problème consiste à produire une infinité de mots différents à partir de voyelles et consonnes en nombre très limité. Certaines langues comme le chinois, pour compenser la pauvreté lexicale, ont recours à cinq tonalités différentes qui changent totalement le sens des mots et sont l'occasion pour le locuteur d'origine étrangère de faire des contresens comiques. Toutes les langues, par ailleurs, ont recours aux mots composés, aux prépositions pour créer de nouveaux mots. En cachinaua, langue indienne du Pérou et du Brésil, radio se dit «parole de métal» et lunettes «oeil de métal». Toutes les langues ont des inventions analogues, auxquelles les usagers ne font plus attention.»

Les langues ressemblent donc à un immense organisme vivant qui se transforme en permanence, dont ici et là de petites excroissances disparaissent, tandis que des membres morts (l'hébreu israélien, constitué d'après une langue sacrée «morte» il y a 2500 ans) refont surface. Lorsque Claude Hagège va dans le Finistère, il met un point d'honneur, bien sûr, à parler breton. Et basque à Bilbao. Deux langues proches de l'extinction, et qui reviennent plus ou moins à la vie.

Sur la «facilité» de l'anglais

Dans cet incroyable fourmillement, y aurait-il des langues supérieures à d'autres? Ou en tout cas certaines d'entre elles auraient-elles un «génie» propre? Une idée communément répandue que Claude Hagège balaie du revers de la main: «On a souvent prétendu, par exemple, que le français était la langue de la clarté et de la précision, raison pour laquelle elle serait devenue au XVIIIe siècle la langue de la diplomatie et la lingua franca en Europe. Mais, comme le disait Diderot, il s'agit d'un mythe: à force de travail, on a conquis cette clarté, et par la suite on a fait croire que celle-ci faisait partie de son génie intrinsèque. Aucune langue a priori n'a le génie ni de la concision, ni de l'humour. Sinon dans beaucoup de cas il serait rigoureusement impossible de traduire des blagues ou de grands textes littéraires. Or on peut aujourd'hui traduire Proust en ouolof ou en breton.»

Toutes les langues seraient-elles pour autant équivalentes? Pas exactement. Et cela arrange bien, en l'occurrence, les affaires de Claude Hagège, militant déclaré de la francophonie, chaud partisan de la Loi 101 au Québec, «disposition admirable et condition sine qua non pour la survie du français à long terme». Et donc ennemi de l'invasion universelle du «baragouin anglo-américain». Cela tombe bien car, nous annonce-t-il, «l'anglais est et demeure une langue particulièrement difficile, à la fois pour son orthographe bien entendu, mais aussi pour le nombre infini de mots abstraits formés à partir de prépositions».

En somme, l'anglais n'a jamais eu vocation à être un idiome facile à parler de façon sommaire, même si Churchill disait que «c'est une langue facile à mal parler». La preuve: «Les locuteurs anglophones maîtrisent l'anglais plus tard que les hispanophones et les sinophones leur langue respective».

Mais cet anglo-américain étant devenu l'esperanto de notre époque, on a fini par lui attribuer des qualités de simplicité imaginaires: «En réalité, dit le francophile Hagège, le français est une langue qui peut s'appendre aussi facilement et se parler de manière tout aussi sommaire. Si un ado voit passer une jolie fille dans la rue, il pourrait utiliser mille circonlocutions et adjectifs, mais il dit: c'te fille, elle est trop. Avouez que ce n'est pas bien compliqué. Si l'histoire de l'Europe avait été différente et si la France avait gardé l'Amérique du nord, la langue de communication dominante dans le monde serait le français. Ou disons: un français de cuisine. Que le monde entier baragouinerait spontanément.»

Dictionnaire amoureux des langues

Claude Hagège

Plon, 732 pages, 46,95$