Alexandre Bourbaki, le pseudonyme sous lequel se cachaient les écrivains Nicolas Dickner et Bernard Wright-Laflamme (W.-L .) et le dessinateur Sébastien Trahan, poursuit son oeuvre commencée avec le Traité de balistique (2006), un recueil de nouvelles écrit à quatre mains et illustré par Trahan. L'imprévisible collectif, habité par un besoin constant de se redéfinir, n'a pas fini de surprendre. Cette fois, Bourbaki accouche de Grande plaine IV, un dialogue entre un roman écrit par Trahan il y a plus de 10 ans et le journal de Bourbaki, tenu par Bernard W.-L. Nicolas Dickner n'a pu participer au projet, trop occupé à son propre roman. Le collectif tricéphale serait-il devenu bicéphale?

Alexandre Bourbaki est toujours constitué des trois compères de départ, assure Bernard W.-L., mais chaque aventure se déroule selon de nouvelles règles. Pas de culte de l'auteur chez eux. C'est le propre d'un collectif. «À chaque projet, il y a une nouvelle manière de travailler, explique Bernard W.-L. Le premier livre était une écriture à deux. Ici, c'est un dialogue avec un roman qui a préexisté.» Trahan ajoute que leur laboratoire vise à expérimenter des nouvelles façons d'écrire, à s'inspirer d'autres techniques et à déconstruire. Respectivement programmeur et réviseur linguistique, Trahan et Bernard W.-L. ressemblent à des explorateurs de la littérature, maîtres de l'absurde et des jeux de logique.

Dans l'esprit ludique du Traité de balistique, les deux auteurs ont donc donné naissance à un nouvel objet expérimental. La genèse de Grande plaine IV est en soi une histoire fascinante. Trahan avait, dans son tiroir, un roman qui dormait depuis près de 15 ans. «Je travaillais à l'époque chez Omer De Serres, dans un endroit très isolé et j'ai eu le temps d'écrire un roman, raconte le bédéiste. J'ai proposé à Antoine Tanguay (éditeur chez Alto) et à Nicolas Dickner de lire le texte. On a décidé de partir de ça pour le nouveau projet de Bourbaki.» Fait étonnant, ils ont découvert dans les écrits de Trahan des parallèles avec le Traité de balistique: des croisements, des hasards, qu'ils ont bien entendu exploités avec délectation!

Bernard W.-L. a donc pris le roman de Trahan et l'a mis en scène dans un autre monde. «J'ai inventé le personnage de Bourbaki qui, à la base, n'existait pas. On voulait produire des livres pour le faire exister. Je lui ai donné de la chair, une consistance. Autant Dickner s'est nourri de lui pour créer le premier Bourbaki, autant le Bourbaki de ce roman fait partie de ce que j'ai fait pendant l'année et demie où je l'ai écrit», précise-t-il.

Blagues et clins d'oeil

Grande plaine IV met en scène Bourbaki, un écrivain bourru qui fuit Montréal pour se retirer dans un petit village afin d'écrire. Installé dans un motel, il croise de mystérieux personnages et cherche à saisir l'engouement des villageois pour la peinture à numéros et les reproductions de Molinari. Entre un garçon asocial qui écrit des carnets qui ressemblent étrangement aux écrits de Bourbaki et une épidémie d'entropie - cette maladie imaginaire qui ralentit le système -, le pseudo-auteur découvre que le village s'est engagé dans un surprenant combat artistique : le projet Grande plaine IV consiste à raser une montagne.

Truffé de blagues, de clins d'oeil et de culs-de-sac, Grande plaine IV est un roman plein d'énigmes que les auteurs ne cherchent pas à résoudre. «Quand on laisse entendre qu'on va comprendre quelque chose, c'est pour cacher qu'il n'y a rien à comprendre», raconte Bernard W.-L. «C'est l'histoire d'un type qui part et rencontre son double. Pour une fois, c'est le double qui meurt et ça trouble le personnage.»

Petit, ce double dont les carnets insérés dans le roman sont tirés du roman de Trahan, souffre d'une mal étrange qui le soustrait du monde. «Ça n'a pas été écrit en pensant à l'isolement, comme Zola, qui faisait des plans pour ses romans», explique Bernard W.-L., étonné qu'on trouve des angles d'analyse à ce roman écrit à l'aveuglette. Pour Alexandre Bourbaki, les choses semblent toujours arriver par accident. L'entropie, l'endormissement dont sont atteints les villageois, est une idée piquée au roman de Trahan, que Dickner, par pur hasard, avait aussi développée dans le Traité de balistique! Comme quoi leur communauté d'esprit est fondée sur de mystérieuses connections.

Contrairement à certains laboratoires de création, les jeux d'écriture d'Alexandre Bourbaki ont l'avantage d'être accessibles. Grande plaine IV se lit comme un roman de l'étrange, ironique et délirant, mais qui ne tombe pas dans l'incompréhension. Bourbaki prépare déjà un troisième projet et Nicolas Dickner serait à nouveau au poste. On peut s'attendre à tout....

Grande plaine IV

Alexandre Bourbaki

Alto, 269 pages, 22,95 $.