Plus drôle et désespéré que jamais, le dernier roman de Michel Houellebecq, dont la sortie, le 4 janvier constitue un événement en France, est un one-man show tragique et misérable, contenant les obsessions connues de l'écrivain. Quatre ans après Soumission, Houellebecq semble en pleine forme, même s'il surprend moins.

Un nouveau Houellebecq ne vient jamais seul. Ce qui a entouré la sortie de Sérotonine, dont on a appris le titre à la dernière minute, c'est le mariage de l'écrivain avec une femme d'origine chinoise beaucoup plus jeune que lui, révélé par Carla Bruni sur les réseaux sociaux (et qui a confirmé le côté people des invités à la noce), aucune entrevue accordée à la presse (sauf un portrait dans la revue de droite Valeurs actuelles qui a ses faveurs), une défense de Trump par Houellebecq dans le magazine américain Harper's, la nouvelle qu'il va tourner dans un film avec Gérard Depardieu, et une chicane sur l'embargo critique fixé à aujourd'hui, 27 décembre, brisé par les magazines L'Obs et Les Inrocks.

Voilà pour les données extralittéraires, en ajoutant que Flammarion a déjà prévu un tirage exceptionnel de 320 000 exemplaires - rappelons que Soumission, il y a quatre ans, s'est écoulé à 800 000 exemplaires dans une France traumatisée par les attentats à Charlie Hebdo le jour même de la sortie du roman.

Sérotonine commence fort, avec deux drogues que le narrateur ne laissera pas tomber pendant les 347 pages du roman : le Captorix, un puissant antidépresseur, recapteur de sérotonine, qui rend sexuellement impuissant, et la nicotine, « drogue parfaite, une drogue simple et dure, qui n'apporte aucune joie, qui se définit entièrement par le manque, et par la cessation du manque ».

Florent-Claude Labrouste, 46 ans (âge de la mort de Nerval et de Baudelaire, note-t-il), ne cesse d'augmenter ses doses de Captorix et peut passer des heures à chercher sur l'internet les rares derniers hôtels avec chambres fumeurs de la France, elle aussi en voie de se soumettre complètement aux lois antitabac, malgré quelques poches de résistance. Florent-Claude, autrefois agronome (comme Houellebecq), souffre d'une gravissime dépression, et part à la dérive dans la « France d'en bas » après avoir quitté sa copine japonaise qu'il déteste et qui le lui rend bien.

Macho et vaguement homophobe (il trouve d'ailleurs que son prénom fait trop « pédale » pour son physique viril), Labrouste tente vainement de reprendre sa vie (et sa bite) en main, et revisite son passé, ces moments où il pense avoir véritablement touché le bonheur, en particulier avec Kate et Camille, qu'il a stupidement perdues, et dont il est convaincu qu'elles auraient pu le rendre heureux. La seule image d'un couple amoureux qu'il possède est celle de ses propres parents disparus, un amour qu'il admire (et qui nous tire une larme), mais duquel il s'est toujours senti exclu, peut-être même de trop. 

« Plus personne ne sera heureux en Occident, plus jamais », croit Claire, l'une de ses maîtresses, « nous devons considérer le bonheur comme une rêverie ancienne, les conditions historiques n'en sont tout simplement plus réunies. »

Selon le personnage principal, le troisième millénaire est le millénaire de trop pour l'Occident épuisé. Quoi de neuf ?

LA FIN DES AGRICULTEURS...

Labrouste se promène dans cette France toujours en perdition chez Houellebecq, avec le sentiment d'avoir malgré lui contribué à sa perte dans ses anciennes fonctions d'agronome où il n'a pas pu la défendre contre l'Union européenne (bête noire de l'auteur) et la mondialisation. Ils sont tous foutus : les producteurs d'abricots du Roussillon, ceux qui croient encore à l'ascenseur social, ces « petites personnes admirables » dans les hôpitaux « qui permettent le fonctionnement de la société dans une période globalement inhumaine et merdique », les producteurs laitiers qui ne pourront en aucun cas gagner la bataille du marché mondial.

« Ce qui se passe en ce moment avec l'agriculture en France, c'est un énorme plan social, le plus gros plan social à l'oeuvre à l'heure actuelle, mais c'est un plan social secret, invisible, où les gens disparaissent individuellement, dans leur coin, sans jamais donner matière à sujet pour BFM », souligne Labrouste, qui se nourrit dans ses chambres d'hôtel de produits locaux comme le boudin artisanal et l'andouille, tout en reconnaissant l'éblouissante offre internationale des supermarchés qui risque d'éliminer tout ce qui fait le charme des tables spécifiquement françaises, la culture et les emplois qui vont avec.

EN ÉCHO AUX GILETS JAUNES 

Alors que dans Soumission, l'écrivain varlopait le milieu universitaire, dans Sérotonine, il démontre le déclassement des agriculteurs français, citant froidement les cas de suicides. Labrouste retrouve son seul ami, Aymeric, un aristocrate qui a eu la mauvaise idée de mettre la main à la pâte plutôt que de profiter de son héritage en restant oisif. « Moi j'essaie de monter quelque chose, je me crève au boulot, je me lève tous les jours à cinq heures, je passe mes soirées dans la comptabilité - et le résultat, en fin de compte, c'est que j'appauvris la famille... » Il y aura une révolte, qui tournera mal, faisant parfaitement écho au mouvement actuel des gilets jaunes que nous voyons. Houellebecq n'est pas ici visionnaire, juste au diapason, et depuis longtemps - aucun autre écrivain peut-être n'a compris aussi tôt le malaise français.

Sérotonine suinte la détresse, l'ennui et la tristesse infinie par tous les pores de son narrateur qui nous gâte malgré tout en saillies très drolatiques et violentes, c'est du Houellebecq pur jus, provocateur presque sur commande, à un point tel qu'on a même l'impression par moments qu'il écrit un pastiche de ses propres romans (plus particulièrement Extension du domaine de la lutte), car il n'y a rien de nouveau sous le soleil noir de Houellebecq, le rouleau compresseur du néolibéralisme continue sa progression, sans pitié et sans surprise, en écrasant tout sur son passage - l'amour en premier.

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EXTRAIT

« Le bonheur conjugal de mes parents je l'avais toujours, au fond de moi, ressenti comme inaccessible, d'abord parce que mes parents étaient des gens étranges, malaisément terrestres, qui ne pouvaient guère servir d'exemple à une vie réelle, mais aussi parce que ce modèle conjugal je le sentais, en quelque sorte, détruit, ma génération y avait mis fin, enfin pas ma génération, ma génération était bien incapable de détruire, encore moins de construire quoi que ce soit, disons la génération antérieure, oui la génération antérieure était certainement en cause, quoi qu'il en soit les parents de Camille, le couple ordinaire des parents de Camille, représentait un exemple accessible, un exemple immédiat, puissant et fort. »

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Sérotonine. Michel Houellebecq. Flammarion 347 pages. En librairie le 4 janvier. Critique: trois étoiles et demie