Une oeuvre « exigeante », a dit l'un des critiques américains du livre de Marlon James lorsqu'il est paru en version originale en 2014.

Le mot est judicieusement choisi. Plus de 850 pages (un tout petit peu plus de concision n'aurait pas nui), 76 narrateurs qui prennent la parole à tour de rôle - ce qui force le lecteur à s'en remettre souvent à la liste imprimée au début du roman pour s'y retrouver - et un glossaire, pour les expressions typiquement jamaïcaines.

Ajoutez à ça, pour les lecteurs québécois, la prépondérance de l'argot français utilisé par la traductrice. Un exemple parmi tant d'autres : un journaliste, Alex Pierce, demande à son patron s'il a cessé de lui faire confiance parce qu'il est « trop bleu-bite ». L'autre réclame rapidement « un article avec des photos de Mick Jagger pinçant les nibards d'une belle Black ».

Donc, oui, l'oeuvre est très exigeante. Mais on la lira jusqu'au bout sans trop rechigner. Parce qu'on se dira, chapitre après chapitre, que son auteur a une plume exceptionnelle, un véritable talent de conteur et du front tout le tour de la tête - il en faut pour pondre une telle oeuvre. 

Le roman de Marlon James possède un souffle que peu d'écrivains parviennent à maîtriser. Et une profondeur incontestable.

Le sujet est en apparence facile à cerner. Le récit s'articule autour de la tentative d'assassinat contre Bob Marley en décembre 1976 ; on avait tenté de le faire taire 48 heures avant un concert historique pour la paix. Mais Marlon James va plus loin. Il tente de décrypter les origines de ce crime en explorant les liens entre les politiciens jamaïcains et les gangs autour desquels gravitent trafics de drogue et d'armes. En Jamaïque, mais aussi aux États-Unis, parfois main dans la main avec la Colombie. Avec, en trame de fond, la corruption, la pauvreté et l'emprise de la CIA. En pleine guerre froide, ses dirigeants s'inquiètent de voir la Jamaïque flirter avec le communisme.

Âmes sensibles, soyez prévenues, ce roman est évidemment très violent. On y dénombre beaucoup plus que sept meurtres - on ne comprend d'ailleurs la signification du titre qu'à la toute fin -, souvent racontés avec moult détails scabreux. En revanche, on y parle beaucoup de musique. Faute d'adoucir les moeurs des protagonistes, elle donne à l'oeuvre un rythme particulier qui rend cet exercice de style (couronné par le prix Booker l'an dernier) d'autant plus efficace.

***1/2

Brève histoire de sept meurtres, de Marlon James, Albin Michel, 864 pages

Trois personnages, trois extraits

Bam-Bam, un des membres du gang qui a tenté d'abattre Bob Marley 

« J'me grouille pour te choper, te voir, t'abattre mais

Josey me coiffe au poteau

Bam Bam, la femme est morte

Et le frère

Et la soeur

Et tous ceux qui jouent de la guitare

J'entends le bam bam bam bam au rez-de-chaussée

Alors j'me grouille

Écho dans ma tête, bam bam

Sang dans mes tempes, bam bam

Merde alors, je voulais t'abattre le premier

Personne oubliera celui qui t'a tué »

Alex Pierce, journaliste au magazine Rolling Stone 

« Je pourrais me rapprocher du sujet, épingler le véritable Chanteur, mais j'échouerais comme tous les journalistes avant moi, car, hélas, il n'y a pas de véritable Chanteur. C'est tout le problème : ce mec à pris une autre dimension depuis qu'il est dans le Top Ten. C'est devenu une sorte d'allégorie ; il existe quand une fille passe devant l'hôtel en chantant qu'elle en a "assez des ismes et des schismes". 

Quand des jeunes des rues chantent que "leur ventre est plein mais qu'ils ont encore faim" et qu'ils traînent avant d'enchaîner sur la suite car ils savent que c'est plus menaçant ainsi. »

Barry Diflorio, chef de station de la CIA à Kingston, en Jamaïque 

« La criminalité échappe à tout contrôle, il en est ainsi depuis une bonne partie de l'année, mais le fait est qu'en Jamaïque, les crimes sont en général localisés. Chaque fois que les beaux quartiers sont touchés, on a l'impression que quelqu'un en profite pour faire sans aucune subtilité une petite mise au point. J'ai rencontré des individus des deux partis - un troupeau de taureaux lâchés dans un magasin de porcelaine -, mais même selon leurs critères, même selon les critères des gangsters, et même selon les critères de la police secrète chilienne, l'assassinat de l'ambassadeur était un peu trop planifié, trop méticuleux, trop ostensiblement crapuleux pour que ce soit véritablement le cas. »