Il existe de ces romans qui semblent lutter avant d'«accepter» qu'un lecteur prenne racine dans leurs pages et s'y sente à l'aise. C'est le cas de Nos deux mondes d'Aislinn Hunter. Il faut se battre pendant quelques petites dizaines de pages avant qu'il ne s'ouvre vraiment, que ses personnages n'émergent des mots, que les lignes de temps n'apparaissent clairement pour mieux se frôler et se recouper.

Ce n'est pas de la maladresse de la part de la romancière née en Ontario et aujourd'hui installée à Vancouver après avoir vécu à Édimbourg: une fois cette étape franchie, l'histoire de fantômes ici narrée à plusieurs voix est de celles, magnifiques, qui envoûtent.

En son coeur, Jane Standen. À 15 ans, alors qu'elle se promenait dans une forêt du nord de l'Angleterre, elle a perdu la fillette de 5 ans qu'elle gardait. L'enfant n'a jamais été retrouvée. À présent âgée d'une trentaine d'années, Jane ne s'est jamais vraiment remise de ce cauchemar. Qui revient la hanter, littéralement, alors qu'elle retourne dans les environs du lieu où le drame s'est produit.

Elle est devenue archiviste et elle découvre qu'une jeune femme, il y a plus d'un siècle, est disparue dans ces mêmes bois après s'être glissée hors des murs de l'asile où elle était enfermée.

Coïncidence?

Ce pourrait être une enquête. C'en est une, un peu. Pas conventionnelle toutefois. Parce que Jane est suivie. Elle l'ignore, mais le lecteur, lui, le découvre. Aislinn Hunter le veut ainsi: des fantômes entourent la jeune femme et prennent régulièrement la parole.

On joue ainsi dans le(s) temps, de même qu'avec la narration et les points de vue.

Oui, Nos deux mondes est un texte rétif. Mais pas indomptable. Comme le cheval sauvage qu'on finit par apprivoiser, il mérite l'effort.

À la fois gothique et poétique, marchant dans l'Angleterre victorienne et celle d'aujourd'hui, le roman raconte le quotidien des gens, l'impact d'un geste anodin, le poids des objets dans l'histoire.

Et puis, il y a les sentiments. Ici, volatiles. Là, prégnants. Jamais innocents.

Sans même connaître son auteure, on se dit à la lecture que c'est là le livre d'un poète. C'est le cas : ce roman est le deuxième que signe Aislinn Hunter (le premier, Ce qu'il nous reste, a été porté à l'écran par la réalisatrice montréalaise Wiebke von Carolsfeld); ils ont été précédés de deux recueils de poésie.

Il y a comme un écho de cela dans cet univers très signé, à la fois exigeant et éthéré. Qui envoûte, hante. Berce. Reste.

* * * 1/2

Nos deux mondes, Aislinn Hunter (Traduit par Annie Pronovost), Marchand de feuilles, 470 pages.