Finaliste au prix Orange (remis récemment à Madeline Miller pour The Song of Achilles), le roman Corps étrangers de l'Américaine Cynthia Ozick révèle brillamment l'envers de la bohème du Paris des années 50.

Les corps étrangers sont d'abord ces intrus dont l'organisme tente de se débarrasser. Dans ce roman de l'Américaine Cynthia Ozick (Un monde vacillant), c'est un neveu et une nièce inconnus qui font irruption malgré eux dans la vie de Doris Nightingale. Après des années de silence, Marvin exige brutalement de sa soeur Doris qu'elle ramène au bercail son fils Julian, parti se perdre en France, la jeune Iris sur les talons.

Des étrangers, en somme, bien qu'apparentés, qui sont aussi envahissants pour la modeste professeure d'anglais entre deux âges que le piano à queue abandonné par Leo, son ex-mari, dans son petit appartement new-yorkais.

Les corps étrangers font aussi référence aux Ambassadeurs de Henry James - auteur fétiche de l'écrivaine octogénaire -, qui raconte la transformation d'un Bostonnais chargé de «secourir» le fils de sa fiancée dans le gai Paris du début du XXe siècle. Le roman d'Ozick prend place dans les années 50, deux guerres mondiales plus tard. Les étrangers à Paris forment deux groupes aux antipodes: des Américains jouant aux écrivains à la terrasse des cafés et la horde des déplacés, traumatisés par la guerre, à la recherche de parents survivants et d'un endroit un peu accueillant pour recommencer à vivre.

La beauté de ce roman psychologique tient dans la description des contradictions internes des personnages, tous juifs, comme l'auteure. Sa force réside dans le contraste entre le Paris des réfugiés - eux aussi des «corps étrangers» - et le monde factice des films d'Hollywood pour lesquels Leo écrit de la musique; entre la richesse et la vulgarité de Marvin, l'arrogance naïve de sa fille, la vacuité du fils et l'histoire tragique de la discrète Lili, maîtresse de Julian, une Roumaine dont le mari et l'enfant ont été fusillés; entre la Californie, «terre d'ignorance», et l'Europe, qui «en savait trop»; entre les guerres d'ego et celle qui a mutilé le bras de Lili, qu'elle cache sous des vêtements démodés, détail futile auquel s'arrêtera d'abord Doris.

On est happé par la rage et le bouillonnement, le mépris pour soi et pour les autres, l'humiliation et la peur du ridicule qui imposent leur rythme à l'écriture. Mention spéciale à la traductrice, qui a su modifier le prénom d'un personnage pour en préserver la symbolique finale.

Dans ces nouveaux Ambassadeurs, l'homme aspire à se transformer, mais est trop craintif pour le faire. On s'étonne, au final, qu'à défaut de se changer soi-même, il soit si facile de changer les autres.

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Corps étrangers. Cynthia Ozick. Traduction d'Agnès Desarthe. Éditions de l'Olivier, 312 pages.