Le chagrin d'amitié a inspiré coup sur coup deux romans qui plongent dans l'histoire récente (les années Mitterand, la crise d'Octobre) et trouvent de curieux échos dans l'actualité.

Les grandes amitiés féminines, fusionnelles, si fortes dans l'enfance et à l'adolescence, ne durent pas toute la vie. Enfin pas toutes. Et plutôt que de guérir, la blessure se ravive parfois avec le temps.

À l'approche de la cinquantaine dans Les séparées, au seuil de la retraite dans Le Grand Jamais, des femmes qui ont connu pareille amitié ressentent l'urgence de renouer avec leur grande amie d'enfance, de réfléchir à cette relation qui a fait d'elles ce qu'elles sont.

Mai 1981. Élection de François Mitterand. La foule fête une première victoire des socialistes. Cécile et Alice, soudées depuis l'enfance, dansent sur Michel Berger, chantent à tue-tête des tubes de Julien Clerc. À 16 ans, elles partagent les émotions immenses et incontrôlables de l'adolescence avec le sentiment de pouvoir tout se dire. Amours, musique, littérature. Leurs rêves se confondent.

Alice est fascinée par la famille de Cécile, un peu bohème, et par ce frère que Cécile vénère d'un amour trop exclusif.

Trente ans plus tard, Alice, en plein divorce, songe à cette amitié perdue. Plongée dans un semi-coma après un accident, Cécile cherche elle aussi un sens à la rupture. Leur amitié avait résisté à ce qui devait les éloigner: mariage, voyage, enfants. Comment s'est-elle dénouée? Les coups de fil s'espacent, «sonnent creux». Petit à petit, les barrières invisibles s'installent. La promiscuité devient trop grande.

Avec finesse, Kéthévane Davrichewy (La mer noire) navigue d'une époque à l'autre et donne vie à des sentiments parfois confus. Dans un style simple, épuré, elle impose peu à peu une musique particulière. «Après leur rupture, Cécile avait changé. De coiffure, de vêtements, d'amis, d'opinions. De cela plus que tout, Alice s'était sentie trahie.»

«Tu n'as pas cessé de m'aimer. J'ai cessé de t'intéresser. Et je t'ai haï pour ça», songe de son côté Cécile. Malgré tout, leurs vies n'arrivent pas à se détacher tout à fait.

Comme le personnage d'Alice, la Marianne du Grand Jamais reste «à la lisière de la vie» de son amie Catherine, la belle exaltée. Lauréate du prix Robert-Cliche 2008 pour Le train pour Samarcande, Danielle Trussart propose une plongée dans le Québec contestataire des années 60 et 70. Et comme le roman du même nom d'Elsa Triolet, publié en 1965, celui-ci questionne le temps et ses effets.

En apprenant la mort d'Alexis, amour de jeunesse et grand frère de Catherine, Marianne entreprend de renouer avec elle en lui envoyant des lettres, des photos, des extraits de son journal intime. «Je vais procéder comme je le ferais avec une personne souffrant réellement d'amnésie», annonce-t-elle. Malheureusement, le procédé est artificiel et fait perdre en vraisemblance. Plutôt que d'adopter le ton d'une lettre ou d'un journal, le roman prend la forme d'un condensé de l'histoire récente du Québec. Pourquoi raconter à une grande amie disparue ce qu'elle a elle-même connu? De plus, les personnages qui gravitent autour du café Le Grand Jamais, à Saint-Vincent-de-Paul de Laval, sont de tous, mais vraiment tous les événements culturels marquants (boîtes à chansons, Osstidcho, lecture de Speak White, première des Belles-soeurs), et de tous les combats (Maison du Pêcheur, Lundi de la Matraque, McGill français, Mai 68, crise d'Octobre...).

Malgré tout, si on met de côté ces réserves et qu'on s'accroche au Grand Jamais, on pourrait bien ne plus vouloir le lâcher, curieux d'en connaître les différents dénouements, séduit par ce portrait des années chaudes de la Révolution tranquille - qui est sans doute le véritable coeur du roman - et qui trouve des échos dans les concerts de casseroles du «printemps érable».

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Les séparées. Kéthévane Davrichewy Sabine Wespieser éditeur, 192 pages.

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Le Grand Jamais. Danielle Trussart. XYZ, 244 pages.