Un autre roman sur l'Holocauste? Vous l'avez assez lu, assez vu au cinéma? Pas si vite - vous ne savez pas tout, pas encore. Car il y a Nuit d'Edgar Hilsenrath.

Ce roman se déroule dans le ghetto de Prokov, en Ukraine occupée par les soldats roumains, dans une zone qu'on appelait brièvement, pendant la Seconde Guerre mondiale, la Transnistrie. Les nombreux juifs de la région furent incarcérés, non pas dans des camps de concentration gérés par les Allemands, mais dans des quartiers des villes, comme à Prokov. Là où autrefois vivaient des centaines de personnes, en vivent maintenant des dizaines de milliers, souvent dans des ruines. Ici à Prokov, pas de machine de guerre nazie, pas de cruauté légendaire des SS. Pas besoin. Les survivants juifs du ghetto s'occupent de tout: cruauté et fraternité, les deux, main dans la main.

«L'homme est un loup pour l'homme» - ça pourrait être la devise de ce roman documentaire. D'un côté, le ghetto présente un visage presque normal: on y trouve un café, un salon de coiffure, un bordel pour les soldats, des marchands. De l'autre côté, côté ombre, c'est la misère et l'abjection totales.

Ce livre a provoqué de la controverse à sa sortie en allemand, justement par cet aspect cru. Edgar Hilsenrath, fils de commerçants aisés né en 1926, survivant de l'Holocauste, dépeint les Juifs du ghetto non pas comme de nobles victimes, mais comme de simples gens prêts à tout pour survivre. Au milieu de cet enfer on trouve Ranek, le héros du roman. Rester humain ne l'intéresse pas; survivre, si. Son frère se meurt de typhus en bas de l'escalier de la ruine où il squatte avec d'autres, y compris Deborah, la femme de son frère. Il veut bien former une nouvelle alliance avec Deborah, mais après la mort de son frère, il lui arrache ses dents d'or à l'aide d'un marteau rouillé, ce qui n'attendrit pas le coeur de la dame - même si elle lui a donné sa permission. Ce livre ressemble à un vaste tableau de Bosch, ou de Brueghel. Ici un homme, las d'attendre la mort, essaie de se pendre, mais il lui manque l'énergie pour achever le geste. Dans la ruine qui abrite Ranek, un médecin pratique un avortement, ensuite une naissance par césarienne, dans des conditions impensables. Un autre homme envoie sa femme au bordel pour qu'elle lui procure de quoi manger. Où que vous regardiez dans ce tableau, grotesquerie, cruauté et humanité vous sautent aux yeux.

Edgar Hilsenrath est un être mythique. Rescapé des camps, il a roulé sa bosse en Palestine, subi un traitement par électrochocs contre la dépression en France, avant de se retrouver à New York, à écrire dans de minables restos de nuit. La vie américaine ne lui sourit pas: il se vengera du pays ingrat en intitulant un de ses romans Fuck America. C'est un maître de l'hyperréalisme sans fard, un grand dialoguiste, un homme qui ne se souvient pas de tout, et qui a choisi l'écriture pour combler les trous noirs de sa vie.

Nuit

Edgar Hilsenrath

Traduit par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb

Attila, 555 pages

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