Tôt dans le spectacle qu'il a donné au Gillette Stadium, en banlieue de Boston, le 14 septembre, Bruce Springsteen a chanté Growin' Up. «Avant ma biographie à paraître qui fera un tabac, [cette chanson] était ma biographie», a-t-il lancé en rigolant aux dizaines de milliers de fans rassemblés au stade des Patriots.

Dans la première heure et demie de ce spectacle de quatre heures et des poussières, Springsteen a pigé presque exclusivement dans ses premiers albums parus en 1973 - les deux disques d'un jeune prolétaire du New Jersey rejeté par le milieu qui l'avait vu grandir.

Son émotion était palpable comme s'il avait déjà commencé à se mettre à nu à deux semaines de la parution de Born to Run, dans lequel cet artiste sur lequel il s'est écrit quantité de livres - et qui, à ses débuts, avait l'habitude de se raconter abondamment en spectacle - se confie comme il ne l'avait jamais fait auparavant.

«La plupart des chansons étaient des sortes d'autobiographies», écrit-il dans Born to Run à propos de son premier album, Greetings from Asbury Park, N.J. Il pourrait dire la même chose de sa chanson This Depression, parue en 2012, et dont ses fans ne soupçonnaient pas la part de vérité.

Élevé par sa grand-mère et sa mère, Springsteen était en conflit permanent avec son père qui l'aimait mais ne le supportait pas, écrit-il, et qui lui a inspiré plusieurs chansons. Ce père qui souffrait de schizophrénie de type paranoïde lui aura également légué en partie sa maladie mentale.

Springsteen raconte, dans ce livre qu'il a mis sept ans à écrire, sa première dépression au début des années 80 alors que sa carrière prenait vraiment son envol. Son imprésario, Jon Landau, lui a alors conseillé d'aller voir un psy. « Les résultats de mon travail avec le docteur Myers et ma dette envers lui sont au coeur de ce livre », écrit celui qui s'enlisera dans une longue dépression plus profonde à deux reprises une fois passé le cap de la soixantaine.

Homme de spectacle s'il en est un, Springsteen reconnaît qu'il est passé maître dans l'art de faire semblant. Il ne laissera rien paraître de sa maladie, même à ses proches. Seule sa femme, Patti Scialfa, son pilier, verra clair dans son jeu.

Sauvé par la musique

Dans Born to Run, Springsteen raconte son enfance dans une famille de souches irlandaise et italienne. Élevé dans la foi catholique, cet enfant asocial et nerveux clignait tellement des yeux qu'on l'avait surnommé Blinky.

Ses relations avec les femmes, qu'il ne nomme pas dans ce livre, ont toujours été compliquées: «Je faisais tout pour casser ceux qui m'aimaient parce que je ne pouvais pas supporter d'être aimé.»

Comme tant d'autres jeunes de son époque, Springsteen a été sauvé par la musique: Elvis d'abord, puis les Beatles, vus à l'émission d'Ed Sullivan. «Le rock, en fin de compte, est une force religieuse et mystique», affirme-t-il sans surprise.

Très rapidement, le jeune Springsteen a décidé qu'il ferait les choses à sa manière. Dans son fidèle E Street Band, il n'y a pas de confusion des rôles : tout le monde sait qui est le Boss. «Une des meilleures décisions de ma vie», écrit-il en lui attribuant la pérennité de son groupe.

Il est évidemment question de ses potes de toujours. Steve Van Zandt - son frère en musique sans lequel sa vie et son groupe ne seraient pas ce qu'ils sont, écrit-il - et le regretté saxophoniste Clarence Clemons avec qui il faisait la paire: «Clarence était essentiel dans ma vie et depuis que je l'ai perdu, c'est comme si j'avais perdu la pluie.»

La plume avant le chant

Springsteen ne se considère pas comme un bon chanteur. Il dit de sa voix qu'elle est «un outil d'artisan, pas un instrument raffiné qui vous emmènera au septième ciel». Pour se démarquer des autres, il a plutôt misé sur l'écriture de chansons, trouvant son chemin quelque part entre la pop joyeuse qui avait bercé son enfance et la chanson à contenu social.

«Le côté pop des chansons me gênait, je voulais quelque chose de plus profond, de plus lourd et de plus sérieux», écrit-il à propos de la conception de Born in the USA, l'album qui en a fait une superstar mondiale.

«Avec le succès, ce registre [de la chanson sociale] me mettait un peu mal à l'aise, le coup du "type riche avec une chemise-de-pauvre"», concède-t-il toutefois. Ailleurs, il dira: «Je ne serais jamais un Woody Guthrie - j'aimais trop les Cadillac roses.»

Celui qui s'est longtemps étourdi dans le travail - des albums peaufinés avec un souci du détail maniaque aux spectacles-marathons du « cabotin-né » qui ont fait sa réputation - a trouvé sa rédemption dans une vie familiale qu'il s'était longtemps refusée. 

«La vie l'emporte sur l'art... toujours», écrit-il aujourd'hui, même si, à 67 ans, son rythme de travail n'a pas ralenti.

Born to Run est un livre aussi fascinant que bouleversant. Springsteen vient également de lancer Chapter and Verse, un album de chansons qui accompagnent son récit dont une demi-douzaine d'inédites, du rock de garage au folk-rock verbeux, enregistrées avant son premier album.

«Je ne vous ai pas tout dit sur moi », écrit-il vers la fin de Born to Run, avant d'ajouter: «[...] dans un projet comme celui-ci, l'auteur fait une promesse: laisser le lecteur entrer dans sa tête. C'est ce que j'ai essayé de faire au fil de ces pages.»

Et c'est ce qu'il a fort bien réussi.

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BIOGRAPHIE. Born to Run. Bruce Springsteen. Traduit par Nicolas Richard. Albin Michel. 654 pages.

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ROCK. Chapter and Verse. Bruce Springsteen. Columbia.