Dimanche soir, l'ADISQ va rendre hommage à Guy Latraverse, l'un de ses pères, qui publie ces jours-ci un livre racontant ses 50 ans de carrière dans le showbiz québécois. Rencontre avec un pionnier.

Guy Latraverse est assis à la table de cuisine de sa résidence montréalaise. Son apparence frêle, attribuable en partie à ses récents problèmes de santé, n'a diminué en rien sa vivacité d'esprit et sa passion pour le Québec et ses artistes.

Il affirme sans broncher qu'il n'est pas le pionnier mais l'un des pionniers, rappelle qu'il a appris les différentes facettes de son métier (producteur, imprésario, conseiller artistique...) sur le tas et qu'il n'avait pas conscience sur le coup des innombrables premières qui ont jalonné son impressionnant parcours depuis le spectacle de Claude Léveillée à la Place des Arts en avril 1964: premier artiste québécois en solo à la PdA, premier spectacle enregistré pour la télévision et premier album enregistré en spectacle.

«Je n'escaladais pas une montagne en me disant que j'étais le premier à le faire, je le faisais, répond-il. Je n'ai pas de mérite, au fond, ou plutôt j'ai le mérite de l'avoir fait, mais pas celui d'avoir été le premier.»

Daniel Lemay, le collègue de La Presse qui lui a prêté sa plume pour les besoins de cette biographie, intervient: «Ton mérite, Guy, c'est d'avoir convaincu des artistes de le faire. Quand tu dis à Yvon Deschamps: «Tu vas faire la Place des Arts», il est mort de peur, tu t'en rappelles?»

Latraverse acquiesce. Malgré sa petite taille, cet homme avait une force de conviction hors du commun. À sa suite, Deschamps, qui signe la préface de son livre, a écrit quelques pages de l'histoire de la Place des Arts qui est devenue sa deuxième résidence. C'est Latraverse qui a convaincu Diane Dufresne qu'elle était assez grande pour faire le Forum et le Stade olympique. C'est à lui et son équipe qu'on a confié l'organisation des spectacles-événements de la Superfrancofête (J'ai vu le Loup, le Renard, le Lion) avec Félix, Vigneault et Charlebois en 1974, et 1 fois 5, réunissant Vigneault, Charlebois, Ferland, Léveillée et Deschamps deux ans plus tard.

C'est encore lui qui a trouvé les mots et le ton pour que Félix accepte de quitter son repaire de l'île d'Orléans pour chanter sur les plaines d'Abraham puis d'assister au premier gala de l'ADISQ et de donner son nom au trophée qu'on y décerne depuis 35 ans. Félix... Le regard du producteur s'embue quand il évoque la lettre de remerciements que le Lion lui a fait parvenir. Lemay en lit un extrait: «Tu as passé ta vie à épingler des médailles sur le devant des autres. On parle de toi quand tu trébuches, tu te relèves et personne n'en parle. Moi je t'épingle de la médaille de la fierté.»

Guy Latraverse était convaincant et il avait la tête dure. Quelques faillites en cours de route ne l'auront surtout pas empêché de poursuivre son destin.

«Y avait pas grand-chose qui me résistait dans ce métier-là. J'étais un bon bipolaire qui a vraiment réussi, reconnaît-il en riant. Cette maladie m'a permis de faire des choses comme elle a permis à Churchill, à Roosevelt et à Napoléon, tous bipolaires, de faire des affaires qu'ils n'auraient jamais faites. Une faillite aurait pu m'assommer, me tuer... Il y avait aussi chez moi une part d'inconscience.»

La descente aux enfers

Dès leurs premières rencontres, il y a tout près de trois ans, Latraverse et Lemay se sont mis d'accord: la maladie ne serait pas l'élément central de cette biographie. N'empêche, Guy Latraverse en parle sans pudeur, il raconte sa descente aux enfers le soir du spectacle Magie rose de Diane Dufresne au Stade olympique et, peu après, sa tentative de suicide qui lui aura finalement sauvé la vie.

«Je n'ai pas de mérite d'avoir raté mon suicide. Mon seul mérite est de ne pas être mort, dit-il en riant. À l'hôpital, je rencontre enfin, pour la première fois, un psychiatre qui m'écoute, me donne une pilule de cheval et me dit «Venez, on va s'occuper de vous.» [...] Quelques semaines plus tard, je suis diagnostiqué, je suis médicamenté, et on me donne mon congé que je ne veux pas prendre.»

Peu après, il retourne au bureau à contrecoeur, où son dynamisme ne tarde pas à se manifester: «J'étais complètement redevenu mon Guy avec toute mon énergie, toutes mes capacités.»

Vers la fin du livre, Guy Latraverse parle ouvertement de son inaptitude à la retraite et de sa crainte de devenir un has-been. Pour lui, il n'y a qu'une direction: droit devant!

«Je temporiserais un petit peu parce que, depuis, j'ai été malade, j'ai été hospitalisé pendant deux mois. Je dois à l'Institut de gériatrie et au CHUM de m'avoir redonné la santé et mon énergie. Mais il est probable que je ne serai plus le Guy Latraverse que j'ai été parce que je n'aurai plus l'énergie qu'il faut et que j'ai d'autres objectifs dans la vie que d'être le numéro un.»

Cette semaine, Guy Latraverse se préparait en prévision de l'hommage que va lui rendre aujourd'hui l'ADISQ pour ses 50 ans de carrière, après un premier coup de chapeau émouvant en 1988.

«J'espère que je ne me mettrai pas à brailler, braillard comme je suis, dit-il. Je prends mes précautions: mon petit discours va surtout parler du 35e anniversaire de l'ADISQ...»

Mais personne ne sera dupe: les deux anniversaires sont indissociables.

Guy Latraverse: 50 ans de showbiz québécois

Avec la collaboration de Daniel Lemay, Les Éditions La Presse, 224 pages.

> En librairie lundi

L'affront de Rozon

Dans son livre, Guy Latraverse fait l'éloge de ses compagnons de route, il souligne gentiment leurs travers et en égratigne quelques-uns au passage. Mais le seul qu'il écorche vraiment, c'est Gilbert Rozon, à qui il reproche d'avoir voulu profiter de sa descente aux enfers pour attirer dans son camp des artistes français au milieu des années 80.

Latraverse raconte: «Gilbert voyage à Paris et plutôt que de dire Guy ne va pas bien, faudrait qu'il surveille sa santé, il est heavy métal: "Faut plus travailler avec lui, il est devenu fou, il est à l'asile et caetera." Ça fait 15 ans que je vais à Paris et que je fais venir au Québec des artistes français donc mes amis m'appellent et me demandent: "C'est qui ce gars-là? Pour qui il se prend? Il parle de toi comme de la merde, comme si t'étais devenu fou". Là je deviens fou, je veux le tuer. C'est la première fois que j'en parle depuis. La vérité du livre a voulu que ça sorte parce qu'on m'a demandé ce qui était arrivé avec Rozon. Je me fous de Gilbert et de ce qu'il en pense. De toute façon, on ne s'est pas parlé depuis 25 ans.»

- Seriez-vous rancunier?

- Non, mais je ne comprends pas qu'on puisse accuser quelqu'un qu'on ne connaît même pas de ne plus être compétent parce qu'il est fou. Je lui en ai voulu encore plus à mesure que je me suis impliqué dans la cause de la maladie mentale [NDLR: il est président de l'organisme Revivre]. Je suis devenu de plus en plus sévère envers les gens qui ne sont pas indulgents face à la maladie mentale.

La réplique du fondateur de Juste pour rire

Joint hier, Gilbert Rozon s'est dit étonné de ce que raconte à son sujet Guy Latraverse dans son livre. «Je n'ai jamais cherché à représenter et je n'ai jamais produit les artistes de Guy Latraverse, réplique le fondateur de Juste pour rire. Quand je suis allé en France, c'était la nouvelle génération que je présentais; lui s'occupait d'une génération avec laquelle je n'avais pas de contact, sauf évidemment Trenet, que j'ai abordé en direct et qui n'était représenté par personne au Québec.»

Toutefois, Rozon a su, dans les années 80, que Guy Latraverse ne l'aimait pas d'amour. «Guy Latraverse s'est mis dans la tête de me détester, mais je pense que, dans ce métier-là, on a toujours besoin d'un ennemi comme carburant. Il avait créé un genre d'association baptisée La Rosette, dont les membres devaient porter une petite fleur à la boutonnière pour montrer qu'ils me détestaient. Ça m'avait fait rire parce que je n'en comprenais pas le sens. Malheureusement, je n'ai jamais pu avoir une rosette pour moi. Comme je ne m'aime pas tous les jours, il y a des journées où je l'aurais portée.»

S'il y a inimitié à son endroit de la part de Guy Latraverse, Gilbert Rozon affirme qu'elle n'est pas réciproque. «Moi, je n'ai jamais haï Guy Latraverse. J'ai eu de la compassion pour tout ce qui lui est arrivé, tant médicalement que sur le plan des affaires. Personne n'a jamais trouvé ça drôle, ses deux ou trois faillites. Combien de gens m'ont entendu dire à quel point c'était un pionnier, une sorte de DesGroseillers du showbiz à une époque où il n'y avait pas de SODEC ni rien de tel.

«C'est pour ça que je prends ça avec un grain de sel et que ça me fait rire un peu. Si je faisais l'unanimité, ça voudrait dire que je ne fais rien et ça m'inquiéterait davantage.»