Plus que quiconque, il a incarné le self made man québécois, cet entrepreneur qui, parti de rien, se construit un empire par sa seule volonté. Certains trouvent leur motivation en eux-mêmes, d'autres veulent réaliser le rêve de leurs parents. Ou venger leurs rêves brisés.

Pierre Péladeau, fondateur de la multinationale Quebecor disparu il y a 10 ans, a passé sa vie à accumuler les millions pour venger l'humiliation de sa famille après que le père, riche marchand de bois d'Outremont, fut acculé à la faillite par des associés peu scrupuleux.

La motivation était claire, comme le sera la manière, lit-on dans la biographie du magnat de la presse québécoise que vient de lancer le journaliste Julien Brault chez Québec Amérique. «Sans dogme ni morale», le cadet de sept enfants se lancera au début des années 50 dans une quête effrénée de richesse et de pouvoir qui fera de lui, en moins de 15 ans, un des personnages les plus en vue de ce qui ne s'appelait pas encore Québec Inc.

Point de départ: le Journal de Rosemont que le jeune entrepreneur - il en fera la base de son empire et de son mythe - achète pour 1500$ empruntés à sa mère, la seule femme qui comptera vraiment dans sa vie. Pour acheter ensuite sa première imprimerie, le tremplin vers le titre de numéro 1 de l'imprimerie mondiale, Pierre Péladeau empruntera l'argent au père de celle qu'il se verra obligé de prendre pour femme, pour cette raison même de liquidités. De ce premier mariage malheureux naîtront les quatre héritiers les plus médiatisés du Québec moderne: Érik, Isabelle, Pierre Karl et Anne-Marie Péladeau. Leur père aura trois autres enfants de deux autres femmes.

Pierre Péladeau qui, de son propre aveu, n'aura connu que des «instants d'amour», était un homme à femmes, mais le lecteur avide de «noms» sera déçu: la biographie de Julien Brault ne fait pas de révélation à ce chapitre. Plus importants à la compréhension du sujet sont les anciens collaborateurs de «Monsieur P.» qui constituent une partie de la nomenklatura du Québec médiatique et corporatif: Claude J. Charron, éditeur de génie (La Semaine), l'ex-pdg de Radio-Québec Jacques Girard, Rémi Marcoux, mentor discret de Transcontinental, et bien d'autres que l'auteur replace dans l'évolution des médias d'ici.

Bien que l'on apprécie la concision du propos, on aurait aimé que M. Brault élabore un peu sur d'autres; sur le journaliste sportif Jacques Beauchamp, notamment, véritable architecte du succès du Journal de Montréal, lancé au début d'une grève de La Presse à l'été de 1964 et vite adopté par la «masse francophone» qui appréciait les trois s: sexe, sang, sport.



La manière Péladeau


S'il n'avait pas de «vision journalistique» à proprement parler, Pierre Péladeau savait certainement reconnaître une circonstance opportune; ainsi, le Journal de Québec sera lancé au lendemain même, le 6 mars 1967, de la mort du général Georges Vanier, premier Québécois à accéder au trône du gouverneur général du Canada. Une institution pour laquelle, à l'instar de toutes les autres, il disait n'avoir aucun respect bien qu'il acceptât avec empressement doctorats honorifiques et autres récompenses de prestige.

Longtemps alcoolique, sympathisant fasciste, délinquant aux «manières de butor», Pierre Péladeau avait tous les défauts et «pas d'autre talent que celui d'être capable d'en dénicher», écrit Julien Brault qui, outre une rigoureuse recherche documentaire, a rencontré une dizaine de proches de son sujet dont Érik, son fils aîné. Ce qui ne fait pas pour autant de son livre une biographie «autorisée» qui, on peut le supposer, n'aurait pas paru chez un «indépendant» comme Québec Amérique.

Au-delà des considérations personnelles, le lecteur verra donc apparaître au fil des pages la façon Péladeau: acheter à rabais sans jamais se laisser entraîner dans la surenchère, ne pas s'entêter à poursuivre un projet voué à l'échec et, surtout, surtout, garder le contrôle de chacune des composantes. Quitte à marcher - la fondateur le faisait sans crainte - sur «la mince frontière qui sépare la ruse des opérations frauduleuses».

Aujourd'hui, l'empire Quebecor s'étend sur trois continents et, avec le Journal de Montréal, TVA, Vidéotron et ses propriétés dans la musique et le livre, s'avère toujours l'acteur principal de la scène médiatique et culturelle québécoise.

Comme son père à qui il a succédé, Pierre Karl Péladeau a étudié la philosophie et le droit; comme son père, «PKP» est honni par l'intelligentsia. Comme son père encore, le «fils en colère» brasse la cage et règne sans partage. Peut-être en tentant de se réconcilier avec le fait que, dans son humiliation perpétuelle, son père affichait pour les fils de riches le plus profond mépris.



PÉLADEAU


Une histoire de vengeance, d'argent et de journaux

Julien Brault, Québec Amérique, 284 pages, 24,9
5$