Quand Elizabeth Abbott écrivait son Histoire du célibat, elle venait de décider de vivre seule, après plusieurs relations amoureuses houleuses.

Dans son Histoire des maîtresses, elle a raconté l'histoire de son grand-père maternel, magnat de la bière et politicien municipal à Detroit, qui entretenait un harem plus ou moins discret.

 

Le dernier livre de l'historienne torontoise, Le sucre, une histoire douce-amère, trotte dans sa tête depuis qu'elle a dormi dans le lit de sa grand-mère paternelle à Antigua, et rencontré une grand-tante qui a dû prendre un travail difficile dans une usine de sucre pour nourrir sa famille après la mort de son mari.

Une chose est certaine, Mme Abbott sait établir des liens personnels avec les sujets qu'elle choisit d'aborder. «Le sucre, c'était une histoire familiale que j'ai toujours eue dans mon coeur», explique-t-elle dans un café du Quartier latin. «Ma famille avait une plantation de sucre à Antigua. Quand le secteur s'est écroulé dans l'île, tous les enfants de mes grands-parents sont allés au Canada pour étudier. Mon père y est resté. Je suis très attachée aux histoires de ma famille, à l'histoire des Antilles.»

Voilà une demi-douzaine d'années, elle a enfin compris comment approcher le sujet pour en faire un livre. «J'ai vécu en Haïti pour suivre un homme. J'ai fait plusieurs entrevues avec des coupeurs de canne haïtiens. J'ai compris qu'il y avait toute une politique, une lutte de pouvoir autour du sucre. Duvalier avait reçu un million de dollars de la République dominicaine pour fermer les yeux sur le quasi-esclavage des coupeurs haïtiens qui y vivaient. J'ai été témoin d'un événement très triste, la fermeture de l'usine de la Haitian American Sugar Company, à cause de la corruption. C'était la seule manière pour les petits planteurs de vendre leur production. Ils déposaient leur canne à sucre dans un petit train qui faisait le tour des villages.» L'historienne connaît Haïti depuis longtemps, ayant publié en 1988 un livre sur les Duvalier.

Dans son livre, Mme Abbott raconte les débuts de la canne à sucre. Originaire de la Nouvelle-Guinée, elle a été utilisée en Inde dès l'époque de Périclès. Elle a atteint le Moyen-Orient au début de l'ère islamique, et les médecins arabes s'en sont servis pour préserver leurs médicaments. Les Espagnols ont été familiarisés avec le sucre avec la Reconquista. Le sucre a même favorisé l'émergence de l'Amérique du Nord britannique: au XVIIe siècle, les Hollandais ont échangé New York contre l'Indonésie pour y établir des plantations, et au XVIIIe, la France a préféré garder la Guadeloupe plutôt que la Nouvelle-France.

«Les planteurs anglais ont beaucoup contribué à l'échange «neige contre sucre», affirme Mme Abbott. Ils avaient acheté une cinquantaine de sièges au Parlement de Londres pour être capables de faire pression sur le gouvernement. Ils ne voulaient pas de la concurrence directe du sucre de la Guadeloupe, qui était une très grande île. Alors, ils voulaient que l'Angleterre s'en débarrasse.»

L'historienne torontoise, qui a été «doyenne des femmes» de 1991 à 2004 à l'Université de Toronto, a aussi des observations intéressantes sur l'esclavage. Celui des plantations du Nouveau-Monde était «radicalement différent» de l'esclavage qui avait lieu auparavant, depuis l'Antiquité. «Jusqu'en 1807, quand la traite des esclaves a été abolie, il y avait très peu d'enfants dans les plantations. Les conditions y étaient si dures qu'il était impossible de mener un enfant à terme. Les esclaves étaient carrément remplacés à tous les sept à 10 ans, tellement la mortalité était élevée. Le seul exemple à grande échelle qui s'en approche, c'est celui des Juifs qui travaillaient jusqu'à la mort dans les usines d'armement de Hitler.»

En près de trois siècles, 13 millions de Noirs ont pris la route du Nouveau-Monde. De ce nombre, deux millions sont morts à bord des bateaux et la moitié a travaillé dans les plantations. C'est un peu moins que la traite des esclaves dans le monde islamique, mais cette dernière a duré près de 15 siècles.

Pour expliquer l'émergence de l'esclavage dans les plantations, Mme Abbott remonte jusqu'à la Peste noire qui a dévasté l'Europe au milieu du XIVe siècle. «Il y avait tellement peu de survivants qu'il y a eu une pénurie de main-d'oeuvre. Les travailleurs avaient le gros bout du bâton. Alors, l'Europe a commencé à utiliser de plus en plus d'esclaves, tout d'abord du monde islamique, puis de l'Afrique. L'Espagne s'est ainsi servie d'esclaves noirs dans ses plantations des Canaries, et le modèle a traversé l'Atlantique. Quand Colomb est arrivé en Haïti, il a imposé à tous les colons de cultiver la canne à sucre avec l'aide des esclaves.»

Les livres de Mme Abbott font une large place aux personnalités historiques, souvent des femmes. Elle approfondit parfois les mêmes figures d'un livre à l'autre, comme, par exemple, une maîtresse de l'Amérique coloniale qui se retrouve dans le livre sur le sucre. Malheureusement, la traduction française n'a pas d'index.

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Le sucre, une histoire douce-amère

Elizabeth Abbott, Fides, 449 pages, 29,95$