Coup de tonnerre dans le monde de la bande dessinée. Le roman graphique Sabrina a réussi, cet été, l'exploit de se hisser parmi les potentiels gagnants du prestigieux Man Booker Prize britannique. Présentation.

Une histoire américaine

Sabrina a disparu. Le monde s'écroule pour sa soeur, Sandra, et son amoureux, Teddy. La première est poursuivie par les journalistes et inondée de messages haineux sur les médias sociaux; le second est parti se réfugier chez un ami d'enfance où sa dépression ne fait que s'amplifier. Toutefois, la disparition de la jeune femme aura des répercussions bien au-delà de son cercle intime.

Dans l'Amérique de Trump (l'homme n'est jamais nommé, mais l'intrigue se déroule en 2017, année de son accession à la présidence), de purs inconnus s'approprient l'histoire de Sabrina pour apporter l'eau qui manquait au moulin de leurs théories du complot. Un animateur de radio aux idées extrémistes, grand annonciateur d'apocalypses, y voit même une énième preuve de la machination des tout-puissants pour priver les Américains de leurs libertés.

Or, à l'autre bout des ondes, Teddy tend l'oreille...

50 ans...

... que le Man Booker Prize existe. Et c'est la première fois qu'un roman graphique est en lice sur la longue liste du plus prestigieux prix littéraire britannique dans la catégorie reine, la fiction. Même Art Spiegelman (prix Pulitzer en 1992 pour Maus) n'a pas eu droit à cet honneur. On saura le 20 septembre si Sabrina a été retenu sur la courte liste.

Que l'oeuvre y apparaisse ou non, la visibilité est déjà immense pour l'auteur, l'Américain Nick Drnaso, et la maison d'édition montréalaise indépendante Drawn & Quarterly qui a publié la version originale anglaise. À preuve: l'éditeur a écoulé 5000 exemplaires en trois jours à l'annonce de la sélection. La version française, publiée chez Presque Lune, est attendue au Québec en octobre.

«Nous espérions que Sabrina reçoive un accueil chaleureux, peut-être qu'il soit en lice pour la BD de l'année, mais jamais nous n'avions imaginé être sélectionné pour le Man Booker Prize», admet Peggy Burns, éditrice chez Drawn & Quarterly.



«Il s'agit d'un moment charnière [pour le monde de la bande dessinée]. La plupart des romans graphiques qui ont reçu des prix prestigieux étaient des biographies publiées par des multinationales. Sabrina est une oeuvre de fiction publiée par un éditeur indépendant de Montréal. Ça prouve que les critiques comprennent toute la richesse de ce médium et les risques que des maisons comme la nôtre prennent pour faire connaître de nouveaux auteurs dont le travail est souvent inclassable.»

De la simplicité du trait

Alors que certains dessinateurs pèchent par l'excès, Nick Drnaso, lui, verse dans le dépouillement extrême. Ses personnages se résument à quelques traits: deux points pour les yeux, une simple ligne pour la bouche... C'est à peine si la colère ou la tristesse transparaît sur leurs visages. De véritables faciès de statues de cire tétanisées par l'absence et le doute. Le décor est à l'avenant: impersonnel, froid, voire glaçant, malgré les bleus doux, le beige ou le lilas des cases.

L'émotion crève rarement cette surface lisse, passant davantage par le rythme lent du récit, notamment par des planches entières sans texte ou, au contraire, couvertes de mots fielleux déversés par les médias sociaux. Les grandes cases dénudées alternent avec les microcases serrées, à l'image du temps suspendu ou qui s'égrène interminablement. Bref, une signature graphique unique.

Une lecture troublante

Sabrina a disparu et, avec elle, c'est un peu de l'innocence du lecteur qui part. Car voilà un album sombre (certains diraient dérangeant) qui nous happe dès les premières pages et qui, une fois refermé, nous hante longtemps.

Nick Drnaso dépeint avec une justesse étonnante l'anxiété ambiante des États-Unis post-11-Septembre, ce pays armé jusqu'aux dents où les théories du complot poussent comme des champignons sur un terreau de plus en plus fertile.

Image fournie par Drawn & Quarterly

La bande dessinée Sabrina de Nick Drnaso

L'Américain nous ressert l'air trouble du temps par petites cases d'apparence anodine, mais qui, mises bout à bout, créent un sentiment de malaise tenace. Impossible d'oublier l'époque actuelle en lisant ces pages où les contacts virtuels l'emportent sur les rencontres réelles et où le déversement de haine est à la portée du premier clavier (ou du premier micro).

Qui plus est, le dessin épuré ajoute au malaise, avec ces personnages dénués d'expression.

Drnaso réussit aussi le tour de force de nous tenir en haleine sans forcer le rythme de son récit. Son intrigue pourrait tenir en 10 pages; il la dévoile sur 204. D'ailleurs, on connaîtra tôt le destin de Sabrina... Plutôt que le tempo trépidant d'une BD signée Marvel, il a choisi le rythme plus lent (et plus cruel) de la vie. Le rythme de l'attente... et peut-être aussi celui de la guérison.

L'auteur

Originaire de Chicago, Nick Drnaso est un auteur qui fuit les projecteurs. Les rares entrevues qu'il accorde dépeignent un homme anxieux, sujet aux cauchemars paranoïaques, qui a sombré dans une dépression profonde pendant la création de Sabrina.

«Bien que Sabrina soit une oeuvre de fiction, je pense que Nick a canalisé ses propres peurs et inquiétudes par rapport au monde d'aujourd'hui, pour en faire un outil narratif», estime Peggy Burns.

Pas encore trentenaire, il a gagné le prix Révélation du dernier festival d'Angoulême avec son album précédent, Beverly.

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Sabrina. Nick Drnaso. Drawn & Quarterly. 204 pages.


Image fournie par Drawn & Quarterly

L'éditeur a écoulé 5000 exemplaires en trois jours à l'annonce de la sélection au Man Booker Prize.