La bédé-enquête de Michael Keller et Josh Neufeld sur l'utilisation de nos données personnelles par les Google, Apple, Twitter et Facebook de ce monde vient de paraître dans une excellente traduction française. La Presse s'est entretenue avec le dessinateur américain de ce projet hautement controversé, qui n'a, disons-le, absolument rien changé à la situation.

La grande prophétie exprimée par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes n'a jamais eu autant de résonance qu'aujourd'hui.

«Un État totalitaire vraiment efficient serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d'esclaves qu'il serait inutile de contraindre, parce qu'ils auraient l'amour de leur servitude», écrivait-il en 1932.

L'amour de notre servitude. Exactement le sujet du journaliste Michael Keller. On a beau sonner l'alarme sur l'utilisation abusive de nos données personnelles, personne ne réagit. Car en retour, nous profitons de rabais, nous gagnons des points fidélité. Plus simplement, on a aussi un accès gratuit aux services de Facebook, Apple ou Twitter, qui nous permettent d'exister.

Ce n'est pas rien, et c'est apparemment le prix à payer, nous disent Michael Keller et Josh Neufeld, qui exposent au grand jour les plus grandes manipulations de données de Google, Facebook ou Uber, qui sont faites... sous notre nez.

Du balayage du contenu de nos courriels par Google, qui nous propose ensuite des publicités ciblées, à notre géolocalisation en voiture pour déterminer le trafic des grandes artères, en passant par les compagnies d'assurances qui font baisser nos primes si nous installons un traceur GPS enregistrant nos habitudes de conduite, le progrès se moque de notre vie privée.

Évidemment, les compagnies d'assurances, milliardaires, seront tentées de minimiser encore plus leurs risques. «Si elles acceptent de faire baisser les primes de certaines personnes, qu'est-ce qui les empêche de refuser d'assurer ceux qui posent un risque plus important?»

Une tension créatrice

L'idée de cette bédé-enquête parue dans sa version originale en 2014 vient du journaliste Michael Keller, qui travaillait à l'époque pour Al Jazeera America et qui a eu «carte blanche» pour la faire. C'est lui qui a contacté le bédéiste Josh Neufeld, illustrateur du livre The Influencing Machine, sur le rôle des médias, et qui a collaboré avec Harvey Pekar pour la mise en images du scénario du film American Splendor.

«Moi, je suis un utilisateur assez compulsif des réseaux sociaux et je partage volontiers mes données personnelles pour avoir accès à des services ou pour bénéficier de rabais, nous dit l'illustrateur de son domicile new-yorkais. Mais Michael, lui, était horrifié par tout ça ! Il prenait toutes sortes de précautions. C'est cette tension entre nous qui rend la bédé intéressante parce que nous sommes les personnages de la bédé.»

Depuis quelques années, les «progrès», de plus en plus intrusifs, sont épatants, nous dit Josh Neufeld.

«On a rigolé en voyant Facebook se tromper lorsque entreprise a mis en place sa fonction de reconnaissance faciale sur les photos, mais un an plus tard, ça marchait ! Elle peut reconnaître pas mal tous ceux qui sont sur mes photos.»

«Facebook et Instagram peuvent savoir exactement où l'on se trouve, ce qu'on a publié sur tel sujet. Quand on y pense, ça fait quand même peur», avoue Josh Neufeld.

Le dernier segment sur Uber et l'économie du partage a été ajouté dans l'édition française. Les utilisateurs d'Uber, on le sait, peuvent attribuer une note au chauffeur. Si la moyenne est trop basse, ce chauffeur peut perdre son droit de conduire pour la multinationale. Ce que les gens savent peut-être moins, c'est que le chauffeur aussi peut donner une note à son «client».

Ceux qui connaissent la série Black Mirror auront fait le parallèle avec l'épisode où tout le monde s'attribue une note, déterminant notre place dans la hiérarchie sociale. «Quand on a vu cet épisode, on s'est dit: ils nous ont piqué notre idée! s'exclame l'illustrateur. Au fond, on n'est pas loin de ce scénario. Un conducteur pourrait éventuellement refuser de prendre une personne qui lui a attribué une mauvaise note. C'est l'instauration d'une forme de discrimination systémique!»

Comment évalue-t-il la situation aujourd'hui? «Tout est pire, nous dit Josh Neufeld. Il n'y a aucune réflexion sur la collecte de données personnelles. Et souvent, lorsqu'on aborde la question, il est déjà trop tard! L'idée de vie privée est complètement chamboulée et ce sont ces entreprises, Google, Apple, Facebook et autres, qui dictent leurs règles et qui décident pour nous. D'une certaine façon, c'est la monnaie d'échange que les gens acceptent pour avoir accès à des services et des avantages sociaux.»

Est-ce que l'illustrateur a changé ses habitudes sur les réseaux sociaux? «Je regrette ma réponse, mais non. J'avoue que je suis un complice de ce système.»

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Dans l'ombre de la peur - Le Big Data et nous (Traduction de Terms of Service - Understanding Our Role in the World of Big Data). Michael Keller et Josh Neufeld. Éditions Çà et là. 54 pages.

Photo La Presse

Dans l'ombre de la peur - Le Big Data et nous