Quand son vieux père s'est tué en sautant par la fenêtre, hanté par la guerre d'Espagne et la dictature qui suivit, Antonio Altarriba a décidé de faire de sa vie une bande dessinée, tentant d'offrir enfin un repos aux fantômes.

Publiée en 2009, L'art de voler est devenue une BD best-seller en Espagne. Et, dans ce secteur en plein essor, de nombreux romans graphiques se centrent désormais sur la guerre civile 1936-1939, si longtemps passée sous silence ou évoquée seulement à demi-mot.

«À la fin de ses jours, mon père a fait un résumé très court mais tragique de sa vie: "Tout ça pour rien"», rapporte Antonio Altarriba. «Je peux maintenant dire à mon père que tout n'a pas mené à rien».

L'art de voler relate une histoire de perdants: celle qu'a connue son père à travers la guerre civile meurtrière, l'interminable dictature du général Francisco Franco puis la transition vers une fragile démocratie après la mort du «caudillo» en 1975.

Sous prétexte de ne pas raviver des divisions sanglantes, les autorités décidèrent alors que le passé était le passé, une loi d'amnistie étant censée effacer tous les crimes.

Mais, progressivement, la guerre civile s'est faite de plus en plus présente dans des films, des romans... et des bandes dessinées.

Graphiques et crues

Auteur d'une thèse en France sur la représentation du conflit dans la BD, Michel Matly souligne que les deux camps de la guerre civile - républicains et nationalistes - s'étaient servis de la BD comme outil de propagande: une manière de «faire passer des messages», à «une époque où les gens avaient parfois du mal à lire ou étaient illettrés».

Puis ce n'est qu'aux premiers temps de la démocratie, à la fin des années 70, que la guerre civile a repris vie en bande dessinée, mais d'une façon plutôt édulcorée.

Dans les années 1990, le secteur de la BD a traversé une crise et de nombreux magazines de BD ont fermé, relève M. Matly. Enfin, au tournant du siècle, le secteur a pu redécoller et l'arrivée des romans graphiques a favorisé des récits plus amples et plus complexes.

Dans le même temps, de plus en plus de citoyens demandaient à l'Espagne de regarder enfin sa guerre en face, comme en témoigne l'adoption en 2007 de la loi dite de «mémoire historique» qui reconnaissait les victimes du conflit et de la dictature.

«Les gens en ont parlé davantage... de nombreux livres ont été écrits et la même chose est arrivée en bande dessinée», explique Paco Roca, auteur de différents romans graphiques remarqués sur le conflit.

Les bandes dessinées sont devenues des témoignages poignants et crus, telle Les temps mauvais, 1936-39 de Carlos Gimenez, sur le siège de Madrid par les forces nationalistes.

Basé sur le récit d'un homme ayant vécu la guerre, il relate graphiquement des histoires déchirantes: la décision d'une mère de donner à un voisin affamé le chat bien-aimé de son fils ou la terreur d'un homme face à la victime - décapitée - d'un attentat...

«Un moyen de témoigner»

Selon M. Matly, plus de 120 bandes dessinées ont été publiées entre 2001 et 2015 en Espagne au sujet de la guerre civile.

Et d'autres ont suivi. Un livre consacré au conflit par l'historien britannique Paul Preston - une référence - a ainsi été adapté cette année en roman graphique.

«Je parle beaucoup avec les lecteurs qui sont les arrière-petits-enfants des personnes qui ont vécu la guerre ... et il est clair qu'il y a une forte volonté de combler les lacunes», dit Altarriba.

Roca l'a fait à sa manière en créant Los Surcos del Azar - publié en France sous le titre La Nueve, centré sur le personnage d'un républicain, Miguel Campos, perdant de la guerre civile espagnole qui s'en alla combattre les nazis en France jusqu'à participer à la libération de Paris.

Campos a véritablement existé, bien qu'il ait disparu en France, ce qui a incité Roca à inventer la dernière partie de son histoire. «Mais j'ai mis sa famille en contact avec l'historien Robert Coale et ils sont maintenant en train d'assembler les pièces de cette vie», dit-il.

Résumant tout le malaise entourant encore la guerre civile, le défunt écrivain espagnol Ramiro Pinilla avait écrit dans un texte joint à la BD «Les temps mauvais»: «Nous voulons tourner la page... mais pas avant de la lire». «Parce qu'il y avait une guerre. Je l'ai vue.»