Maryse Dubuc et Marc Lafontaine, auteurs de la bédé Les nombrils, vivent dans les Cantons-de-l'Est. Leur maison vaste, silencieuse et minimalement décorée domine une vallée majestueuse. Aucun bruit de circulation, aucun cri d'enfants, aucun rock tonitruant ne parviennent jusqu'à leurs oreilles. Et surtout aucune Karine, Vicky ou Jenny en pleine crise d'adolescence, comme les trois jeunes protagonistes des Nombrils, ne viennent troubler leur quiétude ni cribler leurs murs nus de graffiti.

Maryse, 36 ans, et Marc, 40 ans, vivent dans une bulle, c'est le cas de le dire. Ils la quittent rarement, sauf à la sortie d'un nouvel album des Nombrils. Ces fois-là, le chant des oiseaux cède le pas à la cacophonie des grandes villes européennes. À peine sortis de l'avion, ils sont parachutés, qui dans un festival, qui dans une librairie, où les files d'attente de leurs fans débordent jusque dans la rue.

«En l'espace de 24 heures, le mois dernier, raconte Maryse, on est passés du silence le plus complet aux cris de centaines de fans qui venaient d'acheter le nouvel album à la FNAC et qui voulaient un autographe. C'était complètement fou.»

Petit miracle

Fou est le mot tout indiqué pour décrire la frénésie que suscite la parution d'un nouvel album des Nombrils chez les ados, mais aussi chez leurs parents, partout dans la francophonie. Celui paru en octobre sous le titre Un été trop mortel était le sixième d'une série née sommairement dans la revue Safarir au Québec, en 2004, avant d'être publiée par Dupuis, célèbre conglomérat belge de la bédé.

Marc et Maryse sont les seuls bédéistes québécois à publier dans une maison européenne aussi prestigieuse. Et avec des ventes de près de 1,5 million d'albums, leur succès est aussi le plus important remporté par des bédéistes d'ici.

«Tous les jeunes Belges rêvent d'être publiés chez Dupuis, raconte Marc Lafontaine. C'est comme être recruté par le Canadien de Montréal. Aussi, quand on leur a envoyé notre dossier, nous étions persuadés qu'ils allaient nous refuser. Dupuis n'avait jamais publié une série scénarisée et dessinée par des Québécois.»

Pourtant, à peine trois jours après l'envoi par poste prioritaire, le téléphone a sonné. Non seulement l'éditeur belge souhaitait-il publier Les Nombrils chaque semaine dans la revue Spirou, puis sous forme d'albums, mais il donnait aux deux larrons carte blanche, en les priant de ne rien changer. Mieux encore: il payait les billets d'avion pour que Marc et Maryse viennent le rencontrer.

Comment expliquer ce petit miracle? Marc avance une théorie: «Tous les jeunes aspirants bédéistes belges, qui ont grandi en lisant Spirou, proposent souvent des projets qui ressemblent à du Spirou, alors que ce que l'éditeur recherche, c'est de la nouveauté et de l'originalité. Notre projet avait l'avantage d'être très différent. Et puis, les auteurs de bédé font souvent l'erreur de mettre les personnages au service du gag. Nous, nous restons fidèles à nos personnages. En plus, nous faisons une chose qui est du jamais vu: nos personnages vieillissent d'un album à l'autre.»

Autre différence: leur série est construite comme un vrai scénario avec une trame narrative qui évolue au fil des pages et du temps et se déploie à travers des intrigues et des rebondissements.

Dernière différence: sous la satire et les blagues, le duo qui signe Delaf et Dubuc n'hésite jamais à aborder des thèmes plus graves comme le suicide, la dépression, la drogue, l'alcoolisme ou l'homosexualité. Des thèmes inspirés par l'adolescence de leurs personnages, mais aussi par le passé d'auteure jeunesse de Maryse Dubuc.

«En littérature jeunesse, c'est normal d'aborder ces thèmes-là, mais pas en bédé. Évidemment, nous essayons de traiter de ces thèmes avec humour, mais en cherchant toujours à ancrer notre caricature dans une émotion réelle», explique Maryse, la psy du couple qui étudiait en psycho à l'Université de Sherbrooke et n'avait jamais lu de bédé de sa vie avant de se mettre en ménage avec Marc Lafontaine.

La rencontre

Originaire de Compton, Maryse a croisé Marc, Sherbrookois de naissance, un soir au bar le Rolling Stone de Sherbrooke. Les deux suivaient le cours de bédé de Richard Langlois et leur premier sujet de conversation a été... la bédé.

Marc en connaissait un chapitre sur le sujet. Fana de bédé, il avait décidé à 12 ans, après la lecture d'un Spirou et Fantasio, qu'il serait bédéiste. À son contact, Maryse a découvert le monde de la bédé et tout particulièrement celui de la nouvelle vague belge et française. Lentement mais sûrement, elle s'est emballée pour cette forme d'expression, au point de devenir la coloriste attitrée des bédés de son chum.

Après l'université, ils ont continué à vivre ensemble, mais à travailler chacun de leur côté: Maryse en publiant plusieurs livres jeunesse et Marc, en illustrant des manuels scolaires ou alors comme dessinateur pour la série Caillou chez Cinar, défunt Disney québécois.

Une occasion de s'amuser

Un jour, en 2004, Marc et Maryse ont reçu une commande de la revue satirique Safarir. Les deux y ont vu l'occasion de travailler ensemble et de s'amuser.

«C'était le projet qui nous ressemblait le moins, raconte Marc. Les gags, ce n'était pas notre force, mais on a décidé de tenter le coup. C'était au début de Britney Spears, des chandails bedaine et de l'hypersexualisation des filles. On s'est dit que la meilleure façon d'attirer l'attention des lecteurs [gars] de Safarir, c'était de leur offrir des filles sexy qui se bitchent.»

La publication des Nombrils par Dupuis a entraîné quelques changements de langage, quelques ajustements culturels, mais le décor dramatique est resté le même. Rues, maisons, édifices, voitures et ambulances sont issus de la réalité québécoise nord-américaine, exotique aux yeux des Européens et donc forcément séduisante.

Depuis 2006, Marc et Maryse produisent un album des Nombrils par année. Tout s'imagine, se conçoit et se dessine dans leur maison de Hatley, où ils vivent seuls et sans enfants. Ce dernier détail est d'autant plus étonnant qu'ils passent leur vie à dessiner des adolescents et donnent l'impression de s'inspirer de la vraie vie, mais laquelle?

«Le fait de n'être pas passés de l'autre côté de la clôture pour devenir des parents nous aide à rester en contact avec notre propre adolescence, dit Maryse. C'est très facile pour nous de replonger dans l'intensité de l'adolescence. C'est comme si on ne l'avait jamais quittée.»

Les Nombrils ont connu un succès rapide et fulgurant dans la francophonie. Mais la bédé a aussi ses détracteurs qui reprochent à ses auteurs de récupérer le phénomène de l'hypersexualisation au lieu de le dénoncer. Les auteurs plaident qu'ils se tiennent volontairement à distance des jugements moraux et de la rectitude politique.

«En même temps, nos personnages ne sont pas des modèles. Ce sont des caricatures de leur époque», précise Maryse.

Malgré le succès sans précédent des Nombrils, Delaf et Dubuc ne se voient pas faire cette bédé pendant encore 100 ans. Ils espèrent conduire Karine, Jenny et Vicky jusqu'à l'âge où l'on cesse de se prendre pour le nombril du monde. Après quoi, ils promettent de passer à un autre appel. Le temps dira s'ils auront eu le courage de tenir leur promesse.

Ce qui les inspire

Maryse Dubuc

1. La bande dessinée américaine Calvin et Hobbs

2. Toute l'oeuvre de Milan Kundera

3. Feu Steve Jobs pour son exigence

4. Le film Retour vers le futur

Marc Lafontaine

1. La série bébé Lapinot de Lewis Trondheim

2. La série télé Six feet Under

3. En musique: l'album blanc des Beatles

4. Le film Being John Malkovich de Spike Jonze