Sept années durant, Réal Godbout a planché sur un roman graphique en noir et blanc très loin de son célèbre Red Ketchup. Son nouvel antihéros est emprunté à nul autre que Kafka, qu'il adapte dans le langage imagé d'Hergé.

Kafka traîne l'image d'un écrivain sérieux, bizarre et compliqué. Bref, pas léger. Réal Godbout a pourtant été introduit à son univers d'une tout autre manière lorsqu'il était dans la jeune vingtaine. «Lis ça, c'est drôle», lui a plutôt dit un ami en parlant de L'Amérique ou le disparu, premier roman inachevé de l'écrivain tchèque.

Le dessinateur de Red Ketchup et Michel Risque apprécie bien sûr ce qu'il y a de sombre et de tordu chez Kafka. Mais s'il a passé plus de sept années à adapter L'Amérique en bande dessinée, c'est qu'il en aime aussi la drôlerie. «Ce n'est pas Gaston Lagaffe, mais il y a un côté humoristique», dit-il.

«Selon le regard qu'on pose sur Kafka, le côté comique, on peut le trouver dans toute son oeuvre, insiste Réal Godbout. La métamorphose, on peut trouver ça épouvantable ou voir ça comme du comique absurde.» Kafka serait sans doute d'accord. Le traducteur Bernard Lortholary raconte d'ailleurs que l'écrivain rigolait en lisant des extraits de L'Amérique à ses amis.

Ce roman a quelque chose du jeu de serpents et échelles, comme le suggère le bédéiste dans les pages de garde de son adaptation publiée à La Pastèque. Envoyé à New York parce qu'il a engrossé la cuisinière, le jeune Karl Rossman a la chance inouïe de croiser un richissime oncle dès son arrivée. Sa route en Amérique, terre de promesses, ne sera toutefois pas exempte de revers de fortune.

Satire du rêve américain et du monde du travail, L'Amérique n'est ni plus ni moins que l'histoire d'une dégringolade où apparaissent les thèmes que Kafka approfondira dans ses romans suivants Le château et Le procès: bureaucratie absurde, justice arbitraire, impuissance devant l'ordre et le pouvoir, désillusion... Idées noires, toutefois agencées avec une ironie féroce.

Kafka annonce en effet ses couleurs dès la première phrase du roman, où il décrit la statue de la Liberté, mais place un glaive dans sa main droite au lieu d'un flambeau. Réal Godbout reprend cette incontournable ouverture. «Il y en a qui ont cru que c'était une distraction de la part de Kafka, mais c'est évident qu'il y a un deuxième degré à ça, une manière de dire que l'Amérique qui accueillera Karl Rossman n'est pas si accueillante que ça.»

Le bédéiste reconnaît que ce roman est une oeuvre mineure de l'écrivain pragois, surtout reconnu pour Le château, Le procès, La métamorphose et La colonie pénitentiaire. Il l'a choisie parce qu'il se sentait «proche du personnage» et que sa structure trouée représentait un défi. «Peut-être qu'avec une oeuvre plus connue ou plus achevée, je me serais senti plus lié», dit Réal Godbout.

Son espace de liberté, le bédéiste l'a notamment utilisé en multipliant les clins d'oeil. L'oncle de Karl Rossman est calqué sur le monsieur Verdoux de Chaplin. D'autres scènes font référence à Orson Welles, à l'histoire américaine (l'assassinat de Lincoln, notamment) ou à Kafka lui-même, qui prête ses traits à un personnage (l'étudiant).

Son appropriation du roman passe aussi par une adaptation du texte et une forme limpide, qui mise sur l'action. «Je voulais que ça coule, pas que ça ait l'air d'un roman illustré. Je voulais que ça se lise comme un Tintin», insiste le bédéiste, qui a privilégié la ligne claire qu'on lui connaît et des dégradés de gris.

«J'ai du mal à faire un dessin dont je suis satisfait juste en noir et blanc. Les tons de gris, ça correspond à ce que je faisais dans Michel Risque dans le temps. Je suis plus à l'aise avec du gris et, en plus, ça fait vieux film. Et L'Amérique, ça ressemble à un vieux film de Chaplin.»

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L'Amérique ou le disparu. Réal Godbout, d'après Kafka. La Pastèque, 178 pages. En librairie le 11 avril.