Il a les pieds en Espagne, mais la tête en Amérique. Juan Diaz Canales prend congé de Blacksad, le matou détective privé qu'il a créé avec Juanjo Guardino, sans toutefois quitter le territoire qui l'inspire tant. Avec Fraternity, il invente une communauté idéaliste confrontée à une bête fantastique et aux aléas de la guerre de Sécession.

Blacksad a contribué à raviver l'intérêt d'un lectorat mûr pour la bédé animalière. Or, si le dessin de Juanjo Guardino n'a pas perdu son magnétisme au fil des albums, on ne peut pas en dire autant des scénarios. L'enfer, le silence, dernier album en date, n'avait pas l'envergure des Arctic Nation et Âme rouge. Peut-être était-il temps pour le scénariste d'aller voir un peu ailleurs.

Il n'a pas quitté l'Amérique et son histoire qui l'inspire tant, mais donne rendez-vous loin du brouhaha des grandes villes. Fraternity se déroule en 1863, dans l'Indiana, où une poignée de gens vivent dans une communauté utopiste appelée New Fraternity. McCorman, le patriarche, est d'ailleurs un esprit libertaire qui en appelle à l'abolition de la propriété privée, à l'abandon de la religion et à la dissolution du couple conventionnel.

Tenir un rêve en équilibre n'est pas une mince affaire. Une poignée de citoyens juge que l'expérience communautaire est un échec monumental. Les conflits latents ne font que s'envenimer lorsque des déserteurs trouvent refuge dans ce village pacifiste, bientôt suivis par des soldats désireux de recruter de jeunes hommes vifs. Et c'est sans compter cette étrange bête qui hante la forêt et semble mystérieusement liée à Émile, un gamin muet recueilli par McCorman.

Le conflit à New Fraternity fait bien sûr écho à la guerre civile qui déchire la nation américaine. Que les trois déserteurs qui font irruption dans le village soient les seuls Noirs croisés jusqu'ici dans cette histoire n'est certainement pas un hasard. Il y a matière à analyse politique, donc. La part fantastique de l'oeuvre est en revanche encore très embryonnaire. On ne sait rien de l'espèce de big foot qui traîne dans les bois et pas davantage sur ce qui le lie à Émile, sorte d'enfant-loup.

L'intrigue pique la curiosité, ce qui est le propre des albums qui lancent une série (deux tomes sont prévus dans ce cas-ci). Sa mise en images, elle, s'avère remarquable. Le dessinateur Jose Luis Munuera signe des pages superbes où le découpage et les angles de vue créent une impression de mouvement, tout en restant proches des personnages. L'attrait exercé par Faternity doit aussi beaucoup aux couleurs de Sedyas et de l'usage qu'il fait de la sépia et d'un gris infusé de couleurs qui donne l'impression de regarder des images anciennes.

Faternity T. 1, Diaz Canales/Munuera, Dargaud, 56 pages, Cote: ***

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Le retour du romantique

Série culte amorcée il y a 25 ans, Sambre ne cesse de s'enrichir depuis que Yslaire a choisi d'en faire une saga familiale étalée sur plusieurs générations, projet qui fait bien sûr penser aux Rougon-Macquart de Zola, aussi campés au XIXe siècle. Différence majeure, Yslaire embrasse volontiers un romantisme auquel Zola, champion du naturalisme, tourne le dos. L'esthétique de La mer vue du Purgatoire s'appuie sur la palette de couleurs qui a toujours fait la singularité de Sambre: un peu de rouge, mais surtout des nuances de gris, qui suffisent pour composer des pages aussi envoûtantes que les sombres tableaux de Delacroix ou Géricault. Julie Saintage, la séduisante fille aux yeux rouges devenue bagnarde, survit par miracle à un naufrage au début de ce sixième tome. Cachée par un gardien de phare compatissant, elle rêve de fuite, mais surtout de son amour mort (Bernard) et du fils auquel elle a été arrachée.

Sambre: La mer vue du Purgatoire, Yslaire, Glénat, 58 pages, Cote: *** 1/2

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Guerres babyloniennes

François Miville-Deschênes, dont on a apprécié le dessin dans la série Millénaire, avait annoncé sur son blogue dès 2008 qu'il travaillait sur une histoire de barbares (avec Sylvain Runberg). Reconquêtes est en effet une histoire de sueur et de sang campée à la fin de l'ère babylonienne. Les rudes affrontements entre Hittites et Scythes sont relatés par une intrigante scribe, qui note au passage les traits culturels des différentes tribus réunies dans la «horde des vivants», fragile alliance politico-militaire qui se mesure aux Hittites. Le dessinateur québécois donne corps à l'aventure en mettant justement en valeur son côté brut: les guerriers musclés, les amazones découpées et les animaux de combat. Superbe travail.

Reconquêtes T. 1: La horde des vivants, Miville-Deschênes et Runberg, Le Lombard, 58 pages, Cote: *** 1/2