Il se passe des choses formidables dans le quartier Parc-Extension. Une bourgeoise blanche d'Outremont en quête d'exotisme se fait voler sa couleur de peau par Bouba, un Africain associé à un sikh dans un commerce ésotérique, et tout ça grâce au bon sort d'une Atikamekw en quête d'un logement abordable. Bienvenue dans l'univers d'Ayavi Lake, qui exprime avec beaucoup d'humour dans Le marabout ses chocs culturels d'ex-Jonquiéroise d'origine sénégalaise.

Le sympathique café La Place commune, avenue Querbes, est le lieu d'où la narratrice du recueil de nouvelles Le marabout observe Parc-Extension, ce quartier multiethnique, « parce qu'il faut bien que les ethnies, les cultures, les "étranges", aillent quelque part. Dans l'extension », écrit-elle.

C'est là que nous rencontrons Ayavi Lake, qui s'y sent chez elle. « Ça manquait dans le quartier, note-t-elle, en précisant que c'est beaucoup plus convivial que le Tim Hortons. Elle habite depuis peu Ahuntsic, qu'elle trouve moins vivant, et enseigne le français au collège LaSalle.

Sa narratrice, qui fait le lien entre ses nouvelles, est écrivaine. C'est son alter ego, qui fume la pipe en écoutant la voix grave de Serge Bouchard (son idole) à la radio, et qui a parfois le « blues du roman heureux » - elle aime plutôt torturer ses personnages, qui vivent des choses rocambolesques dans Parc-Ex, leur point de chute, qui a été le point d'entrée d'Ayavi Lake au Québec, avec... Jonquière, au Saguenay.

« Éducation québécoise »

Ayavi Lake a grandi au Sénégal qu'elle a quitté pour aller étudier en France pendant sept ans avant d'émigrer au Québec en 2007. Mais elle n'a habité que trois mois à Montréal avant de trouver un emploi à Jonquière, où elle a vécu deux ans. « J'ai adoré ça, dit-elle. Ça a été mon premier vrai contact avec le Québec. Je me suis fait des amis, des artistes, qui ont pris en charge mon éducation québécoise, dans tous les sens du terme. Je lisais québécois, je mangeais québécois, je regardais des films québécois... Je pense que ça a été magnifique de commencer mon apprentissage par ça, au lieu d'être passée par tous les clichés de l'immigration. Ça a été un paradis, ce qui fait que quelque part, ce n'était pas la réalité. »

De retour à Montréal avec son conjoint, elle trouve avec lui un appartement dans Parc-Ex, là où les loyers sont moins chers. « Je me rappelle, je disais que je n'allais pas rester là longtemps, parce que je venais de Jonquière et comme pour tout Jonquiérois, c'était un choc d'arriver ici. On avait entendu les médias en parler. Les rares images que l'on voyait, c'était quand on parlait des femmes voilées, les médias rappliquaient et les filmaient. On a tout vu ici, mais pas la violence. Je me suis dit : c'est tellement incroyable comment les médias ne rendent pas hommage à Parc-Extension. »

Prendre les lecteurs par leurs préjugés

Le marabout est le premier livre publié au Québec par Ayavi Lake, grâce au programme de parrainage de l'Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), qu'elle a découvert dans la préface du roman Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel - le sort des Premières Nations intéresse beaucoup Lake, qui veut que ses deux enfants comprennent que le Québec n'est pas que Montréal. Elle a travaillé son manuscrit avec l'écrivaine Mélikah Abdelmoumen et cette publication est une victoire pour Lake, qui croyait le milieu de l'édition fermé.

La tyrannie des apparences et les préjugés sont les thèmes qui traversent Le marabout, dont les nouvelles, si elles partent un peu dans tous les sens, n'en dressent pas moins un portrait hyper affectueux, baveux et drôle du Québec d'aujourd'hui, quelques crampes au cerveau à l'appui. Par exemple, Bouba, le marabout en question, qui peut changer de peau et de sexe, choisit d'être une femme blanche au départ, mais constate qu'elle n'a plus la cote. Il finira par choisir d'être un homme blanc, tant qu'à faire, mais pour dynamiter, en redevenant noir, le rassemblement politique où il lance sa candidature de député...

« J'ai été jugée, comme tout le monde, en fonction de l'apparence, raconte Ayavi Lake. Je suis sénégalaise, mais je n'ai pas le type physique ni le nom sénégalais, donc toute ma vie je me suis fait demander si j'étais sénégalaise au Sénégal. En France, c'était pire, et ici, je dois prouver ma québécitude, que je suis pour un Québec francophone. Il y a toujours quelque chose à prouver. C'est ça qui m'a interpellée. » 

« Il y a tellement de richesses derrière l'apparence des gens. En même temps, ça fait des discussions super intéressantes quand tu dois expliquer cette complexité. »

- Ayavi Lake

Quant aux préjugés, qu'elle aime détourner, ils ne sont pas toujours là où on les imagine. Ayavi Lake avait son billet pour le show SLĀV de Bonifassi et Lepage l'été dernier, et elle est encore choquée d'avoir entendu comme argument, chez les détracteurs du spectacle, que les Noirs n'allaient pas au théâtre parce que c'était trop cher... Ce n'est peut-être pas pour rien que ses personnages changent de peau.

Avoir son mot à dire

Comme la plupart des Québécois, elle ne se reconnaît pas chez les politiciens à l'heure actuelle, et elle n'est pas plus tendre envers Québec solidaire qu'envers le Parti québécois. Elle dénonce l'ouverture de façade de tous les partis. « Je trouve qu'il y a vraiment une forme de manipulation et pas de vision. Si on veut aller vers une société avec moins d'inégalités, il faut qu'on s'attarde à des choses importantes, plutôt que de brandir l'immigration tout le temps. Quand je suis arrivée ici, je ne reconnaissais tellement pas ce que j'avais apprécié et ce à quoi j'avais envie d'adhérer avant d'arriver. J'avais lu Gérald Godin. L'argument, c'est qu'un immigrant ne peut pas voter pour un parti indépendantiste. Je pense qu'il y a beaucoup d'immigrants qui me ressemblent, qui viennent de pays francophones, qui ont choisi le Québec pour le français, et qui ont finalement appris à parler anglais ici. Je me bats parce que mon anglais n'est pas bon. »

C'est d'un oeil bienveillant que sa narratrice voit ses enfants grandir avec l'accent québécois, et comme Ayavi Lake, elle n'a surtout pas envie de corriger leurs québécismes. « Ma légitimité quand j'écris vient du fait que le Québec est un endroit que j'ai choisi, que j'aime, où je me sens bien, et auquel j'ai envie de participer. C'est pas vrai que je suis juste une spectatrice. Non, non ! Je suis actrice de ce Québec-là, mes enfants vont être acteurs, en voie de voter, et qu'on ne leur fasse pas croire qu'ils sont un danger. J'ai mon mot à dire. »

Et même plus qu'un mot, mais une oeuvre à écrire.

Le marabout

Ayavi Lake

VLB éditeur

128 pages