Que leur oeuvre remonte au début du XXe siècle ou qu'elle soit enracinée dans ce début du troisième millénaire, les auteurs évoquent depuis bien longtemps les rues de Montréal. Comme ici.

La rue Saint-Laurent d'Arsène Bessette

Journaliste au Canada français, Arsène Bessette (1873-1921) publie un roman, Le débutant (1914), sur ses contemporains dont le héros est Paul Mirot, son alter ego. Bessette y brosse un tableau d'un Montréal aux moeurs politiques pas toujours limpides. Il est mal reçu par les élites de l'époque. L'extrait qui suit se passe sur la très fréquentée rue Saint-Laurent.

Extrait du Débutant

«Rue Saint-Laurent, des marchands juifs, à la porte de leurs boutiques, l'invitèrent à entrer: Vant a suit gentleman?... Big sale here, to-day!... The cheapest day, the last day of the big sale! Des femmes passaient, le frôlant, les unes laides, les autres jolies; des hommes affairés allaient et venaient, d'autres marchaient plus lentement, en flâneurs, le cigare aux lèvres, la canne sous le bras. Le jeune homme, d'abord étourdi par ce va-et-vient continuel, accompagné du bruit agaçant des tramways, mêlé au toc-toc régulier du trot des chevaux sur l'asphalte, reprit bientôt son sang-froid et s'amusa de ce spectacle nouveau pour lui. Midi venait de sonner aux églises de la métropole.»

Le Montréal multiethnique d'Yves Thériault

On dit Yves Thériault (1915-1983), et on pense tout de suite à ses oeuvres évoquant les gens des Premières Nations (Agaguk, Agoak, Ashini) et le Nord. Mais Thériault s'est aussi intéressé aux juifs de Montréal à travers son roman Aaron (1954). Dans cet extrait, le personnage éponyme est tiraillé entre les pôles d'inclusion et d'exclusion de la ville.

Extrait d'Aaron

«On lui a raconté que dans d'autres quartiers de Montréal la vie ne serait pas la même, que s'il traversait en zone défendue on lui jetterait la pierre s'il se disait juif. Il y croyait à peine, se souvenant qu'il lui était arrivé de se rendre au grand Stade des Gentils pour assister à une joute sportive et qu'on ne s'était pas occupé de sa race qu'il portait pourtant écrite sur son visage et dans tous ses gestes.

«Ce fut seulement quand les Lemieux vinrent habiter le cul-de-sac qu'il comprit le sens de la crainte et encore le comprit-il sans se la bien justifier, fort qu'il était de sa jeunesse et de l'appui de ses amis.»

Le Mile End de Mordecai Richler

Le Mile End, et plus particulièrement la rue Saint-Urbain, où il a passé son enfance, ont servi de décor à plusieurs oeuvres de Mordecai Richler (1931-2001), dont L'apprentissage de Duddy Kravitz, Le monde de Barney et, bien entendu, Rue Saint-Urbain (1969).

Extrait de Rue Saint-Urbain

«Nous, de la rue Saint-Urbain, avions bien nos défauts, mais nous étions à l'abri de toute critique sérieuse.

«Et puis, un jour, le ciel passa au noir, le tonnerre éclata : la revue Time avait publié un article sur notre rue. Depuis plusieurs années, nous avions élu des communistes pour nous représenter à Ottawa et à Québec. Or notre député venait d'être arrêté pour avoir espionné et avoir communiqué des secrets nucléaires. La revue avait scruté le passé de l'accusé et décrit la rue Saint-Urbain comme un pavé de l'enfer. Vieux scandales d'élections, grèves, problèmes de logement, tout fut ramené sur le tapis. Il n'était pas étonnant que dans un tel climat, concluait l'article, le communisme ait pu fleurir à ce point.»

La Binerie d'Yves Beauchemin

Difficile de parler de Montréal dans la littérature sans évoquer Le matou (1981) d'Yves Beauchemin. Dans ce roman qui a connu un immense succès et fut adapté au cinéma, le couple formé par Florent et Élise se lance en affaires en acquérant le restaurant de l'avenue du Mont-Royal avec l'aide d'Egon Ratablavasky, vieillard manipulateur d'une méchanceté hallucinante. Une histoire qui défile sous les yeux d'un jeune garçon, monsieur Émile, et de son chat Déjeuner.

Extrait du Matou

«D'excellente qu'elle était, la cuisine de La Binerie devint imbattable. La clientèle ne mit pas de temps à réagir. Les pourboires se gonflèrent un peu plus. Au bout de deux semaines, on vit, ô merveille, des files d'attente à l'heure des repas, comme chez Da Giovanni ! Les gens faisaient le pied de grue, sourire aux lèvres, pour se mériter le privilège de goûter à une portion de pâté chinois ou de coeur de veau braisé. La bonne nourriture les mettait de si belle humeur qu'ils supportaient philosophiquement les ouragans verbaux qui se déchaînaient parfois dans la cuisine et jusque derrière le comptoir.»

Les îles du Saint-Laurent de Kathy Reichs

De tous les auteurs américains, l'anthropologue judiciaire et auteure Kathy Reichs est sans doute celle qui connaît (et décrit) le mieux Montréal. Son travail au Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Québec et ses séjours réguliers à Montréal lui ont permis de saisir la ville dans toute son essence. L'extrait publié ici est tiré de Déjà Dead (1997).

Extrait de Déjà Dead

«De l'autre côté, je voyais l'île Notre-Dame et l'île Sainte-Hélène, enjambées par le pont Jacques-Cartier. Elles semblaient bien mornes, ainsi plongées dans l'obscurité. Vibrant d'activité au moment de l'Expo 67, elles étaient maintenant désertées et silencieuses, comme le site de quelque civilisation disparue.

«Plus bas se trouvait l'île des Soeurs, rattachée à la ville par le cordon ombilical du pont Champlain. Nun's Island. Ancienne propriété ecclésiastique, elle s'était convertie en ghetto yuppie, avec luxueux appartements, piscines, terrains de golf et tennis. Les lumières de ses tours scintillaient, comme pour concurrencer les éclairs au loin.»

Le Griffintown de Marie Hélène Poitras

Amoureuse des chevaux, la romancière a remporté le prix France-Québec pour son roman Griffintown (2012). Celle qui a conduit une calèche durant deux étés offrait, à travers ce roman, «un western poétique dans un univers des cochers du Vieux-Montréal», rappelait notre collègue Chantal Guy dans une entrevue avec l'auteure. Les lignes publiées ici constituent l'ouverture du roman.

Extrait de Griffintown

«Le jour se lève sur Griffintown après le temps de survivance, les mois de neige et de dormance.

«Un soleil précaire pointe à l'est. Sur l'horizon se profile un paysage désolé, traversé de collines de rouille où subsiste, par strates et dans un silence condamné, toute une généalogie d'objets obsolètes: enjoliveurs dépareillés, chaînes de vélo rompues, plaques de tôle gondolées. Au loin se dresse la montagne royale, coiffée d'une croix, insensible aux doléances des arbres étirant vers elle leurs bras décharnés comme des indigents dans l'attente de la manne.

«Derrière l'écurie, le ruisseau a dégelé et ses eaux noires courent vers le canal, vives et furieuses. Il a beaucoup neigé en avril.»

Photo Hugo-Sébastien Aubert, archives La Presse

Yves Beauchemin