Même si Les empocheurs commence avec cet avertissement: «Bien qu'ils soient parfois inspirés de la réalité, les personnages et événements décrits dans ce roman sont fictifs», n'importe quel lecteur qui s'intéresse quelque peu à l'actualité devrait y reconnaître des personnages publics. Ils sont parfois aperçus dans une seule scène, comme le ministre de la Santé Laurent Lirette (!), mais tiennent parfois un rôle assez important dans les magouilles qui occupent Jérôme et son patron Séverin Sicotte.

Notons entre autres Sam Calvido, président du comité exécutif de la Ville, qui n'est pas bien loin de Sammy Forcillo. Freddy Pettoza, un entrepreneur qui «appartenait à la catégorie des entrepreneurs susceptibles de comparaître devant une commission d'enquête», est un clone de Lino Zambito. Le collecteur de fonds pour le Parti Nouveau Montréal Roland Dozois, vieux routier de la politique, est surnommé... Le Trépané, allusion claire à celui qu'on appelait monsieur 3 %, Bernard Trépanier.

Ainsi, lorsqu'apparaît la ministre de la Culture Normande Juneau, «assez belle femme aux traits un peu anguleux mais racés, à la peau veloutée couleur de miel», qui a connu une ascension rapide au sein du gouvernement de Jean-Philippe Laflèche, on pense instantanément à l'ex-ministre libérale Nathalie Normandeau, arrêtée par l'UPAC en mars dernier. Quand l'auteur lui invente une relation amoureuse avec Jérôme, insistant sur son appétit sexuel et faisant dire d'elle par un personnage qu'«une seule chose est plus ardente que son cul, et c'était son ambition», on ressent un malaise.

Nous en avons longuement discuté avec Yves Beauchemin, qui n'est pas d'accord avec notre interprétation et réclame le droit à la fiction. 

Voici la retranscription de notre échange.

Yves Beauchemin: Lorsque mes personnages ne sont pas fictifs, ils sont nommés.

La Presse: Les journalistes, par exemple, Michel David, Bernard Descoteaux, Alain Gravel...

Y. B.: Oui.

Mais comme lectrice qui s'intéresse un peu à l'actualité, j'ai reconnu du monde.

Y. B.: Ah oui?

La Presse: Oui, par les caractéristiques physiques, des noms qui se ressemblent, Lino Zambito, Philippe Couillard...

Y. B.: Ce n'est pas vraiment Philippe Couillard, car son nom est un mélange de Jean Charest et de Philippe Couillard. Normande Juneau, on va penser que c'est Nathalie Normandeau, mais je ne sais rien sur elle. Je m'en suis bien gardé... Ça aurait été pour moi un piège.

La Presse: Mais pourquoi l'avoir appelée Normande Juneau? Ça y ressemble tellement.

Y. B.: Oui, c'est une sorte de clin d'oeil, comme Jean-Philippe Labrèche. Oui et non...

La Presse: Aussi la chef de l'opposition, qui s'appelle Aline je ne sais plus trop quoi...

Y. B.: Aline Letarte. Ça, c'est plus précis.

La Presse: Je reviens à Normande Juneau, il y a aussi des descriptions. Je l'ai reconnue physiquement, par son ascension dans le gouvernement, j'ai eu son image dans la tête et ça m'a mise mal à l'aise, car j'ai eu son image même dans des scènes où je n'avais pas envie de la voir. Et je ne crois pas qu'elle serait contente, elle non plus.

Y. B.: Je ne vois pas quelles scènes.

La Presse: Vous la décrivez comme une bête de sexe insatiable, ambitieuse...

Y. B.: Est-ce qu'elle l'est?

La Presse: Je ne le sais pas. Mais si j'ai son image dans la tête pour ces scènes-là, si c'est elle que je vois...

Y. B.: Ça ne peut pas être elle à 100 %, je ne connais d'elle que ce qu'on sait de l'image publique, ce qu'on dit d'elle dans les journaux.

La Presse: Mais c'est utiliser son image?

Y. B.: Une femme, milieu quarantaine, modérément jolie...

La Presse: Le teint mat, maquillée.

Y. B.: Est-ce qu'elle se maquille beaucoup?

La Presse: Son ascension dans le gouvernement, elle devient numéro deux rapidement, beaucoup de choses lui ressemblent.

Y. B.: Ouais. Elle a été vice-première ministre, n'est-ce pas? Dans mon livre, elle ne l'est pas. Mais ce n'est pas grave. À partir du moment où on a un personnage fictif, on peut retrouver des reflets de soi-même partout. Je ne nomme même pas le parti. Ça aurait nui à ma liberté de créateur de trop coller aux événements réels. Le nom même de Normande Juneau, je pensais plutôt à l'ancien président de Radio-Canada, Pierre Juneau, parce qu'elle est ministre de la Culture. Mais je n'ai sûrement pas pu décrire Nathalie Normandeau en détail, parce que je ne connais d'elle que ce qu'on lit dans les journaux. Sa vie privée, on ne la connaît pas.

La Presse: Mais si vous la décrivez de telle manière qu'on la reconnaît physiquement... Je ne pense pas en vous lisant que Nathalie Normandeau a cette vie-là. Mais si j'ai son image en tête en lisant une fiction... Vous n'avez pas peur qu'elle vous poursuive?

Y. B.: Une poursuite?

La Presse: Oui. Moi, si j'étais Nathalie Normandeau et que je découvrais que mon image a été utilisée dans une fiction, je ne serais pas contente.

Y. B.: Une poursuite... parce que je la présente comme une baiseuse?

La Presse: Parce que vous nous la montrez dans une intimité, en utilisant son image. J'ai fait le test au travail, j'ai demandé: si je vous dis Normande Juneau, vous pensez à qui? Tout le monde pense à Nathalie Normandeau.

Y. B.: Ah oui? Et Jean-Philippe Labrèche, vous pensez à quoi?

La Presse: Un mélange de Couillard et de Charest, mais quand vous le décrivez, je vois Philippe Couillard. Il y a plein de détails dans ce livre qui nous ramènent à des gens qu'on a vus énormément dans l'actualité, non?

Y. B.: Ça ne m'inquiète pas, ça. Je m'inspire de l'actualité, mais ce n'est jamais calqué. Supposons qu'elle pense que c'est ça, de quoi pourrait-elle m'accuser?

La Presse: D'avoir utilisé son image.

Y. B.: Son image? Une femme ambitieuse en politique, il y en a plusieurs.

La Presse: Moi, je pense que vous avez utilisé son image. Vous dites que non? Pour vous, c'est une politicienne générique?

Y. B.: Non. Un personnage ne peut pas être générique. Ça n'existe pas, sauf dans de mauvais romans. Elle a sa personnalité à elle. Sa sensibilité. En plus, elle tombe vraiment amoureuse de Jérôme. Et lui se comporte mal vis-à-vis d'elle, il lui ment, la trompe. Au début, c'est une histoire de baise, parce qu'elle le trouve de son goût, mais est-ce que je sais ce qui s'est passé dans sa vie? Aucune idée. Elle n'est pas mariée, je pense, non?

La Presse: Je ne sais pas.

Y. B.: Ça ne m'intéressait pas de toute façon. Je suis capable de faire mes personnages moi-même. Je n'ai pas pu décrire quelqu'un que je ne connais pas. Je ne sais pas si elle est mariée, si elle a des soeurs, des frères, où elle est née... Je la fais naître à Rivière-du-Loup, alors qu'elle vient plutôt de la Gaspésie. Je savais qu'elle avait été mairesse. Ça ne m'intéressait pas de toute façon. Si je décrivais quelqu'un en particulier, je tombais dans le libelle, et ça, ça ne m'intéresse pas.