Le romancier Maurice G. Dantec, né en France, mais établi à Montréal depuis la fin des années 90, est mort samedi d'un infarctus. Ses essais virulents et ses accointances fascistes en ont fait un intellectuel peu fréquentable. L'écrivain, par contre, propose une vision du futur solidement ancrée dans les conflits du présent et bourrée de flashes géniaux.

La sirène rouge, Gallimard, 1993, 478 pages

Dantec entre en littérature sur les chapeaux de roues avec ce thriller sordide où Hugo, une espèce de mercenaire, traverse l'Europe jusqu'au Portugal pour protéger une jeune fille poursuivie par une organisation souterraine qui produit des snuff movies, c'est-à-dire des films horrifiants qui montrent la mort réelle des acteurs. Phrase courte, ton frondeur, rebondissements à profusion, ce roman n'est pas un polar, c'est un film d'action! Il jette les bases de ce qui fera la manière Dantec: des histoires aux ramifications géopolitiques (ici, la guerre de Yougoslavie), une envie de montrer ce qui est peut-être caché et d'avoir une longueur d'avance sur tout le monde (qui savait ce qu'est un snuff movie, en 1993?). Haletant.

Les racines du mal, Gallimard, 1995, 635 pages

Deuxième roman, deuxième coup de circuit. Avec Les racines du mal, Dantec affiche et assume pleinement sa singularité. Récit d'anticipation complexe, qui mêle complot millénariste, ésotérisme interstellaire et enquête scientifico-policière, ce pavé de plus de 600 pages s'appuie sur une idée géniale: la neuromatrice, un ordinateur capable de raisonner comme un cerveau humain... en plus efficace. Or, c'est aussi une machine sans morale et tout à fait capable de trahison. L'écrivain affirme ici sa fascination pour la technologie et montre combien elle peut être utile à un romancier d'anticipation doté d'une imagination sombre et débridée.

Grande Jonction, Albin Michel, 2006, 774 pages

Faisons un bond - quantique, forcément - jusqu'au milieu des années 2000. Passionné et visiblement inquiet par les basculements du monde, Dantec a beaucoup renforcé les aspects géopolitiques de ses romans à partir de Babylon Babies. L'action de Grande Jonction se déroule en 2050, alors que les guerres de religion ont été gagnées et perdues depuis longtemps. Ce qui reste, c'est un monde postapocalyptique marqué par l'effondrement du système «biocybernétique» par lequel les êtres humains étaient interconnectés. L'espoir de l'humanité? Un enfant de 12 ans, Gabriel Link de Nova, capable de ressusciter les machines avec une guitare Gibson et du rock'n roll. Loufoque? Un peu, mais poétique aussi. La manière Dantec est désormais marquée par des digressions théologiques parfois confuses, mais ses romans, de plus en plus en ambitieux, demeurent traversés de fulgurants éclairs de génie.

Le théâtre des opérations, Trois volumes publiés chez Gallimard, puis chez Albin Michel, 2000 à 2007, 2092 pages

Parallèlement à ses romans, Dantec publie, à partir de 2000, un «journal métaphysique et polémique» coiffé du sous-titre général Le théâtre des opérations. Ces écrits touffus révèlent un penseur aux idées radicales, à la fois born-again catholique, sioniste et conservateur, pourfendeur de la rectitude politique, des bobos gauchistes et de ce qu'il perçoit comme l'aplaventrisme occidental devant l'islamisme (voire devant l'islam tout court). Ces écrits suscitent régulièrement la controverse. Gallimard refuse de les publier à partir de 2007. «J'ai mes idées et je les défends, disait-il à La Presse en 2006. Mais je ne fais pas de romans à thèse.» Peut-on tracer une ligne entre ses romans et ses essais, comme on le fait avec Louis-Ferdinand Céline, auteur de romans géniaux et de brûlots antisémites? Dantec disait croire la chose possible, au milieu des années 2000. La balle est désormais dans le camp des vivants.

Grande Jonction