Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux raconte sa première expérience sexuelle dans une colonie de vacances avec un garçon plus vieux qu'elle. Une expérience désirée au départ, mais qui s'est finalement avérée traumatisante, à mille lieues des fantasmes romantiques d'une jeune fille de 18 ans issue d'un milieu catholique d'où les garçons étaient absents. Cette découverte du désir et de la liberté - et le jugement implacable des autres - ont marqué Annie Ernaux au fer rouge. Ils ont aussi contribué à la naissance d'une écrivaine. Entretien.

Q: Quand on lit les événements que vous décrivez avec le regard d'aujourd'hui, ce que vous racontez, finalement, c'est une relation sans consentement, un viol?

R: Oui, tout à fait. Mais la fille de 1958, le «moi» de 58, n'a pas considéré le terme de «viol» et jusqu'à maintenant, je ne pourrais pas l'employer. Il ne correspond pas à mon vécu dans la mesure où, effectivement, il s'agissait d'une autre époque, d'un autre monde, avec d'autres interdits et d'autres croyances. Je n'ai jamais employé cette expression-là dans le livre, mais au final, c'était moi qui l'avais bien cherché, hein? C'est ce qu'on disait et qu'on dit encore: «Elle l'a bien cherché...»

Q: Vous racontez quelque chose de très personnel, mais en même temps, d'absolument universel. Vous doutiez-vous, en l'écrivant, que bien des femmes se reconnaîtraient dans ce livre?

R: La façon dont ce livre est reçu [il est paru le mois dernier en France], de façon fervente, m'a étonnée jusqu'à l'incrédulité. J'ai raconté quelque chose qui n'avait jamais été dit comme ça, jamais déployé de cette façon. La première fois, quand on est confronté au corps de l'autre, mais, aussi, tout ce qui suit, jusqu'à quel point on peut être humiliée et s'en foutre... Et puis ensuite être rattrapée par la honte. Je voulais dire ces choses-là. Je rencontre beaucoup de jeunes femmes et j'ai l'impression que je ne suis pas du tout cantonnée dans une époque. Encore aujourd'hui, ce n'est toujours pas simple d'être une femme. Je n'ai pas dit que c'était simple d'être un homme non plus, mais être une femme, ça reste une spécificité difficile à exprimer.

Q: Vous écrivez, parlant de cette fameuse nuit où, finalement, vous avez cédé à un jeune homme agressif qui n'avait aucune considération pour vous et qui ne pensait qu'à son propre désir : les choses devaient suivre leur cours...

R: Là, on est vraiment dans une réalité qui n'a rien à voir avec aujourd'hui, avec la prescription qui dit: «mon corps est à moi». Je n'ai pas voulu juger, mais bien ressusciter les choses dans leur réalité de l'époque. Forcément, avant 1968, avant la contraception, il y a tout un ensemble de choses à prendre en compte, la domination, l'hégémonie masculine. Encore aujourd'hui, il y a encore beaucoup de gens qui pensent que les hommes ont des désirs plus forts que les femmes, qu'ils ont des conduites plus agressives. Il y a beaucoup de femmes qui pensent ça aussi. Et on le voit encore se développer sur les réseaux sociaux, des garçons qui sont élevés dans la pornographie qu'on voit sur l'internet. C'est toujours une pornographie à destination masculine qui leur prescrit par l'image un comportement agressif. Alors qu'il y a toujours de la honte rattachée à la sexualité des femmes. Ce qui est très choquant pour moi, qui suis née en 1940, c'est de se dire que les choses et le langage n'évoluent pas plus que ça... C'est difficile à admettre.

Q: Vous écrivez, à propos de cette expérience et des deux années qui ont suivi, que vous n'en êtes «jamais revenue». Que voulez-vous dire exactement?

R: Si j'ai écrit cette histoire, c'est parce qu'il fallait qu'un jour je plonge là-dedans et ce n'était pas simple parce que si cela avait été un viol, finalement, il y aurait eu une forme de simplicité, ce qui n'était pas le cas. Je pense que ça a marqué toute ma vie, en bien comme en mal. Il y a une influence très nette dans mon rapport à la sexualité et à l'amour en général, et aux relations aux hommes. De l'autre côté, je reste persuadée que ces deux ans m'ont conduite à l'écriture, j'en reste persuadée.

Q: Au bout du compte, c'est un livre qui parle de la condition des femmes...

R: Dans la volonté d'écrire tout cela, il y avait quelque chose de très fort qui me poussait et qui était de dire: voilà quelque chose qui arrive aux femmes, que les femmes subissent, et ça, ça me portait. J'ai été également très portée par deux faits divers importants: le premier, qui s'est produit après ma décision d'écrire ce livre, c'est l'affaire DSK. Il y a aussi l'affaire Roman Polanski. Ces soutiens que Polanski et DSK trouvaient chez des intellectuels pour justifier ce qu'ils ont fait, pour laver en quelque sorte ces comportements de mâle dominant, ce sont des choses que je voulais dire.

Q: On peut dire que c'est un livre féministe?

R: Je vais vous dire une chose: je me demande comment on peut ne pas être féministe. De la même façon, je ne comprends pas qu'on puisse avoir une vision des classes sociales et de la domination qui soit de droite et conservatrice. Pour moi, c'est la même chose.

Q: Mémoire de fille, c'est aussi un livre sur l'écriture?

R: J'ai voulu expliquer ce qui se passe quand on écrit un livre comme celui-là, avec la mémoire, avec l'époque. J'ai écrit toutes les questions qui se sont posées au fur et à mesure de l'écriture. Je ne les ai pas introduites pour faire joli, ce sont des questions que je me suis posées de manière tout à fait cruciale. Il fallait sortir de mon corps actuel et me replonger dans le corps de cette fille de 1958. Écrire un livre, c'est une expérience de vie aussi et je voulais montrer à quel point peuvent être imbriquées l'écriture et la vie. Quand j'écris à mon bureau et que je lève la tête et que je vois mon jardin, je me dis : mais qu'est-ce que je fais là? Qu'est-ce que je suis en train de faire depuis plus de 50 ans? Si ce n'est pas fou, qu'est-ce que c'est? Mais je ne peux pas m'empêcher de le faire et je l'écris. Parce que c'est vrai que c'est comme ça.

Mémoire de fille. Annie Ernaux. Gallimard. 160 pages.

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Extrait

«Quelques fois je lève la tête de ma feuille, je sors de ce regard en dedans qui me rend indifférente à tout mon environnement. Je me vois comme quelqu'un pourrait m'observer du dehors, depuis l'étroite allée en surplomb qui longe le rideau de sapins: assise à un petit bureau placé contre la fenêtre, éclairé par une grosse lampe. Image convenue, qui plaît bien (on m'a souvent demandé de poser ainsi pour des journaux ou la télé). Je me demande ce que ça signifie qu'une femme se repasse des scènes vieilles de plus de cinquante ans auxquelles sa mémoire ne peut ajouter quoi que ce soit de nouveau. Quelle croyance, sinon celle que la mémoire est une forme de connaissance? Et quel désir - qui dépasse celui de comprendre - dans cet acharnement à trouver, parmi les milliers de noms, de verbes et d'adjectifs, ceux qui donneront la certitude - l'illusion - d'avoir atteint le plus haut degré possible de réalité? Sinon l'espérance qu'il y a au moins une goutte de similitude entre cette fille, Annie D, et n'importe qui d'autre.» 

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Photo Catherine Hélie, fournie par Gallimard

Mémoire de fille, d'Anne Ernaux

Cinq incontournables d'Annie Ernaux

La place, 1983 (prix Renaudot)

Une femme, 1988

Passion simple, 1991

L'événement, 2000

Les années, 2008 (prix Marguerite-Duras, prix François-Mauriac)