Quand on termine le livre d'Irène Frain, Marie Curie prend un amant, on ne peut s'empêcher de se dire: mais quelle époque misogyne!

En 1898, Marie Curie et son mari, Pierre Curie, découvrent deux nouveaux éléments chimiques, le polonium et le radium, sources de la radioactivité. Cette découverte leur vaut le prix Nobel de physique en 1903. Huit ans plus tard, Marie Curie, veuve depuis quelques années, reçoit un deuxième prix Nobel, en chimie cette fois-ci. Un exploit. Femme, deux fois lauréate, dans deux domaines différents, physique et chimie. Du jamais-vu.

Cinq ans après la mort de son mari, Marie Curie prend un amant, un homme marié. À l'époque, l'adultère est sévèrement réprimé. Les amoureux sont traînés devant la justice. Ils risquent une amende, voire la prison.

L'amant de Marie Curie, Paul Langevin, est un physicien brillant, ami de la famille. Irène Frain le décrit comme un dépressif, un faible dominé par sa femme qui le bat. Marie et Paul se cachent. Ils se rencontrent clandestinement dans un petit appartement au coeur de Paris, loué sous un prête-nom. Même s'ils prennent mille précautions, ils sont démasqués, le scandale éclate et fait la une des journaux. La grande, la célébrissime Marie Curie a un amant.

Le Figaro écrit: «Nous avons déjà plus de femmes de lettres qu'un pays civilisé ne peut en supporter. Que les Dieux favorables nous épargnent une génération de femmes de science.»

Des femmes dénoncent Marie Curie. La veuve de l'écrivain Alphonse Daudet écrit: «La science est inutile aux femmes.» Marie-Louise Régnier, femme de lettres, en rajoute. «L'égale de l'homme! Ces deux mots sont terribles. Ils détruisent tout ce qui fait la grâce, le charme, la beauté, la fantaisie.»

«À quel point l'époque était-elle misogyne? », ai-je demandé à Irène Frain, jointe à Paris.

 « Vous ne croyez pas qu'elle l'est encore? Vous pensez que ça se passe bien pour les femmes? Dans un récent sondage européen, 80% des gens disaient que les femmes ne sont pas faites pour les sciences», laisse entendre l'écrivaine.

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Pourquoi Irène Frain, auteure prolifique, reconnue et respectée, a-t-elle jeté son dévolu sur Marie Curie? 

En 2014, Frain découvre chez un bouquiniste une publication d'extrême droite qui traîne Marie Curie dans la boue pour sa liaison coupable. «Un torchon», précise Irène Frain. Elle l'achète, 30 euros (45$). La campagne de salissage, apprend-elle, est d'une violence inouïe. La controverse est si vive qu'elle suscite cinq duels, quatre à l'épée et un au pistolet.

Curieuse, Irène Frain part à la découverte des maigres archives sur Marie Curie. Elle tombe sur son «carnet de comptes». Marie Curie notait chaque dépense, aussi minime fût-elle. Des dépenses qui en disent long sur sa vie.

Patiemment, Irène Frain reconstitue la vie de Marie Curie. Quand les archives sont muettes, elle utilise son imagination pour combler les trous. «À chaque fois, dit-elle, j'ai prévenu le lecteur. C'est mon interprétation, mon hypothèse. J'ai fait de la reconstitution littéraire.»

Le livre se lit comme un roman et non comme un bouquin d'érudit. «Un historien ne travaille pas l'écriture, explique Irène Frain. Il est objectif. Moi, comme écrivain, je me suis accordé le droit à l'empathie.»

Irène Frain défend Marie Curie et dénonce la misogynie de l'époque. Elle a voulu corriger les «bêtises» qui ont couru sur cette femme condamnée pour sa conduite «scandaleuse».

«Il y avait beaucoup de calomnies dans le milieu scientifique, raconte Mme Frain. Certains ont prétendu que Pierre Curie s'était suicidé en se jetant sous les roues d'un fourgon après avoir découvert la liaison entre sa femme et Paul Langevin.»

C'est faux, archifaux, affirme-t-elle, archives en main. Marie n'a jamais trompé son mari.

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Irène Frain a fait un travail remarquable. Minutieux, précis, un travail d'archiviste, d'historienne et d'écrivaine. Le livre n'est pas écrasé par la recherche. Les derniers chapitres sont haletants. Ils décrivent minutieusement la mécanique du scandale et la panique de Marie Curie lorsqu'elle apprend que sa liaison est étalée à la une des journaux. Elle participe alors à un congrès à Bruxelles en compagnie des plus grands cerveaux de l'époque, Einstein, Max Planck, son amant Paul Langevin... La nouvelle fait le tour du monde: Londres, Berlin, New York, San Francisco et Stockhlom, qui s'apprête à donner à Marie Curie son deuxième prix Nobel.

Irène Frain ne nous abandonne pas au milieu de l'histoire. Elle clôt son livre en nous décrivant le parcours de chaque personnage jusqu'à sa mort: Paul Langevin, l'amant scandaleux, Irène, la fille de Marie et Pierre Curie qui gagnera, elle aussi, un prix Nobel, Ève, la deuxième fille du couple Curie qui vécut jusqu'à l'âge de 103 ans, une pianiste accomplie qui disait à la blague qu'elle était la honte de la famille, car elle était la seule à ne pas avoir remporté un prix Nobel.

Seul bémol, son style lyrique parfois agaçant, comme si elle craignait que le lecteur oublie qu'elle est d'abord et avant tout une écrivaine.

Le livre vaut le détour. À lire pour comprendre non seulement l'histoire d'une grande femme, mais aussi l'incroyable misogynie de l'époque.

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Marie Curie prend un amant

Irène Frain

Seuil, 2015, 357 pages