Nathalie Azoulai a remporté en novembre le prix Médicis pour Titus n'aimait pas Bérénice, dans lequel elle donne vie au dramaturge Jean Racine, contemporain de Molière et de Corneille et proche du roi Louis XIV. Un faux roman historique qui parle d'hier et d'aujourd'hui, de création et de chagrin d'amour, et un hommage à un auteur qui a su révolutionner la langue française. Nous en avons discuté avec Nathalie Azoulai lors de son passage au Salon du livre de Montréal il y a deux semaines.

Vous venez de remporter le Médicis. Quand on écrit un livre, on pense aux prix?

Pour être tout à fait honnête, jusqu'à cette année, non seulement je n'y pensais jamais, mais en plus, je ne m'y intéressais même pas.

Est-ce que ça change la vie?

Ça ne change pas la vie, mais ça la rend plus agréable. Je suis très contente, car une fois qu'on est sur des sélections, et qu'on passe les tours, on se prend au jeu et on finit par y croire un peu. Je prends ça comme un signe de reconnaissance et d'encouragement pour la suite.

Pourquoi avoir choisi Jean Racine comme sujet?

Parce qu'il a eu une vie très accidentée, avec beaucoup de séquences contrastées, écartelée entre plusieurs pôles concurrents et antagonistes. J'aime beaucoup les créatures divisées... Mais la première raison, c'est quand même l'oeuvre qu'il a écrite et la langue qu'il a construite, sa façon de faire de la poésie à l'intérieur du théâtre. Il a créé une modernité au sein d'une convention classique.

Dans le livre, les passages sur la langue sont d'ailleurs passionnants.

Au-delà de Racine, la langue est le personnage principal. J'ai retracé le chemin de cette langue, la naissance, la composition, l'étrangeté, la singularité, et finalement la postérité. Je suis remontée dans le temps pour imaginer comment il avait pu construire cette langue.

Il aurait commencé très tôt à chercher selon vous... Mais personne ne peut vérifier!

Non, personne ne le sait. Mais j'aime imaginer que même en observant la nature dans le parc de l'abbaye, en touchant la terre, en regardant les couleurs, que déjà se dessinent les premiers contours de la langue. Mais c'est pure imagination.

Où est la part de fiction dans le roman?

C'est la part la plus importante du livre. Il y a une espèce de structure des faits historiques, mais tout le ciment de mon texte, la psychologie de Racine, les relations entre les personnages, est complètement fictif. J'ai imaginé une chair qui est purement romanesque.

Vous avez raconté la vie d'un personnage historique, mais on ne peut pas dire que c'est un roman historique «traditionnel».

Je savais que c'était le danger qui me guettait. Je me suis surveillée, disciplinée, pour tenir une ligne qui donnait de la contemporanéité à cette histoire. C'est pour ça que j'ai mis les prénoms et pas les noms, que le roi s'appelle le roi et pas Louis XIV. Je n'ai pas voulu dater l'histoire. Elle est datée malgré moi, mais j'ai mis le minimum de couleur locale, en laissant le maximum de stylisation.

Jean Racine a passé une vie écartelée entre Dieu et le roi. Il n'était jamais à sa place?

J'ai mis l'accent sur ça: je ne l'ai pas inventé, mais j'ai appuyé là-dessus. Ça m'intéressait de faire vivre ce personnage dans la contradiction permanente, et de me dire que c'est peut-être là la source de son art. Il était si juste dans l'expression du chagrin, de la douleur et de la souffrance, peut-être parce qu'il avait cette souffrance-là.

Racine était mené par l'ambition, il manigançait, il trahissait... Vous ne nous dressez pas le portrait d'un être particulièrement sympathique.

Ça ne le rend pas antipathique d'avoir été aussi ambitieux socialement, car il a été aussi ambitieux dans son oeuvre. Oui, il était courtisan et obéissant, mais il avait une capacité de rébellion dans sa création. Il s'est rebellé contre les codes tout en les respectant, il s'est toujours débrouillé pour les malmener, les tordre, y mettre sa singularité. D'ailleurs, on lui en a beaucoup voulu, il a été très critiqué, très combattu. Il a tenu, mais peut-être pas si longtemps, puisqu'il n'a écrit que 10 pièces spontanément, et 2 autres sur commande. 

Quand on écrit sur la langue, on doit travailler beaucoup... Ç'a été une partie importante du projet?

La partie essentielle. C'est un livre que j'ai travaillé très lentement, pour être précise, et j'ai sans doute été très imprégnée de sa langue à lui. J'ai voulu y coller au plus près, lui donner une résonance aujourd'hui. 

Beaucoup de romans font le passage entre passé et présent, souvent de manière équilibrée. Ce n'est pas votre cas: l'histoire contemporaine de Bérénice prend très peu de place. Pourquoi?

Je voulais que le coeur du roman soit Racine et construire autour de lui des échos, notamment par rapport à l'histoire de Bérénice, qui compte cinq actes dans la pièce. J'en ai construit un sixième avec des scènes stratégiques qui prennent Bérénice après la rupture, là où s'arrête la pièce, et j'ai construit trois arches. Ç'eût été un autre livre si j'étais sortie du XVIIe trop souvent.

Le passé aide toujours à comprendre le présent?

Pas tous les passés, mais un passé pareil, une oeuvre pareille, qui à mon avis a tout dit sur le malheur amoureux, oui. Je ne vois pas ce qu'on peut ajouter à tous ces personnages. Que ce soit Bérénice, Hermione, Oreste, tous ces amoureux malheureux, accablés de chagrin, ce sont nos frères et nos soeurs! Ils ont beau porter des noms antiques, être des reines, des empereurs, on s'en fiche! Ce qui compte, c'est qu'ils aient raconté cette histoire d'amour infinie, universelle, qui est que A aime B qui aime C. 

C'est un peu décourageant pour les auteurs contemporains... Si Racine a déjà tout dit il y a 400 ans, on fait quoi?

On peut réécrire Bérénice à l'infini, je pense. En s'y référant, en la prolongeant, en la réinventant, en la réimaginant. Et on ne va pas s'en priver.

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Titus n'aimait pas Bérénice. Nathalie Azoulai. P.O.L., 316 pages.

P.O.L.

Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai