Dans l'entrée de la maison d'édition Norstedts, immeuble se profilant à Gamla Stan, le vieux quartier de Stockholm, le message sur l'affiche est clair: «Lisbeth Salander är tillbaka

Lisbeth Salander est de retour!

Depuis minuit, un nouveau livre sur les aventures de la frêle mais redoutable hacker tatouée suédoise est dans les librairies de plus d'une vingtaine de pays. Avec l'accord des ayants droit de l'auteur original de la série, Stieg Larsson, la maison d'édition Norstedts a demandé à l'auteur suédois David Lagercrantz de donner une suite à la trilogie.

«Nous vivons dans un monde qui a besoin de Lisbeth Salander», s'est exclamé Lagercrantz hier en conférence de presse chez l'éditeur. «Impossible pour moi de dire non.»

«Nous, nous avons dit non plusieurs fois à des gens qui voulaient poursuivre la série», expliquent de leur côté les ayants droit de l'auteur défunt, le père Erland et le frère Joakim Larsson. «Mais pour Lagercrantz, nous avons dit oui, dit Erland. C'est un écrivain qui sait faire lire les gens.»

Bien connu en Suède, Lagercrantz a notamment écrit une biographie du champion de soccer suédois Zlatan Ibrahimovic, qui a fracassé des records historiques de vente dans ce pays.

En Scandinavie, la publication de Ce qui ne me tue pas ne laisse personne indifférent. Certains trouvent l'idée de poursuivre l'oeuvre d'un autre auteur inacceptable, d'autres n'y voient qu'un seul écueil: le risque que ça ne soit jamais aussi bon que l'original.

Pour le critique littéraire de la télé publique SVT et auteur Magnus Utvik, interrogé par La Presse, il faut comprendre que le projet vise à renflouer les coffres de la maison d'édition, qui connaît de sérieuses difficultés financières.

En conférence de presse, hier, des journalistes ont même demandé à l'éditrice, Eva Gedin, si elle avait accepté de faire du placement de produits dans les pages du livre, ce qu'elle a nié vertement.

Condamnable, cette quête de fonds grâce au prolongement d'un best-seller de façon posthume? Pas nécessairement, répond Utvik, surtout si de tels revenus permettent d'améliorer les comptes et donnent à l'éditeur les moyens de publier des auteurs moins commerciaux. «C'est un débat moral très difficile, dit-il. Mais la vraie discussion, c'est de savoir si le livre est bon ou pas.»

Horrible projet

La veuve de Larsson, Eva Gabrielsson, qui n'était pas mariée avec l'auteur et qui a été exclue de sa succession, tant sur le plan moral que littéraire et financier, trouve le projet horripilant.

Elle ne lira pas le livre, c'est certain. «Je ne vois pas comment d'autres que Stieg peuvent bien écrire sur ces personnages... Et je ne comprends pas quelle faille dans les lois rend cela possible», a-t-elle déclaré à La Presse. «On ne peut pas copier des sacs Chanel ou des vêtements Armani. Alors comment est-il possible que les auteurs morts, eux, n'aient aucune protection?»

Selon elle, «c'est mal de faire ça. Personne ne devrait avoir le droit de continuer le travail de quelqu'un d'autre».

Selon Eva Gabrielsson, la décision de remettre une partie des droits du livre au magazine Expo que dirigeait Larsson avant sa mort, une publication spécialisée dans l'enquête sur le racisme et l'antisémitisme, est une habile façon de tenter de se dédouaner moralement. Elle comprend que les dirigeants du magazine aient accepté l'argent, mais cela n'atténue en rien le caractère inacceptable de la publication.

L'auteur du quatrième tome, Lagercrantz, lui, affirme qu'il a le plus profond respect pour Stieg Larsson. Il a admis hier qu'il était terrifié par le mandat que lui avait confié la maison d'édition, qu'il a connu des phases où il ne voyait pas comment il pourrait marcher dans les pas du grand auteur de polars, qu'il a eu souvent l'impression de devenir fiévreux en songeant à l'ampleur de la tâche, mais en fin de compte, il a plongé malgré la peur. «Ceci est rempli de passion», a-t-il lancé. «Mon Dieu que j'ai fait de mon mieux!»

M. Lagercrantz a précisé que Lisbeth Salander avait vieilli, mais pas beaucoup, et qu'elle continuait de vouloir arracher le monde aux griffes de hackers malveillants. Elle s'est aussi complexifiée: Lisbeth réfléchit sur sa relation plus que trouble avec son père. On comprendra aussi comment elle est devenue aussi douée en informatique.

On n'en sait pas plus parce que le livre est resté secret jusqu'à minuit hier. La maison d'édition Norstedts, dirigée par Eva Gedin, tenait à le sortir dans tous les pays en même temps.

L'éditeur de la version française est toujours Actes Sud, mais un nouveau traducteur a pris le relais.

Le style sera-t-il donc différent?

Suivre les traces de Larsson

Lagercrantz explique qu'il a essayé de suivre le génie de Larsson, mais qu'il a tout de même mis un peu de lui-même dans le nouveau livre. «Et Eva [l'éditrice] a été la police de Lisbeth Salander», précise-t-il. C'est elle qui lui a rappelé ce que Lisbeth pouvait faire et ce qu'elle ne pouvait pas faire.

Avant de mourir, Larsson avait commencé à écrire le quatrième tome de sa série. Un temps, cette ébauche, enregistrée dans un ordinateur, a été la source d'une vive discorde entre Eva Gabrielsson, veuve de Stieg, et les membres survivants de la famille Larsson.

Aujourd'hui, Mme Gabrielsson affirme que le manuscrit était à un stade trop préliminaire pour qu'on en tire quoi que ce soit et que, de toute façon, personne n'avait le droit d'utiliser le contenu de l'ordinateur, de nature privée, donc protégée.

L'éditrice, elle, jure qu'elle n'a jamais vu le manuscrit et s'interroge sur la possibilité d'un tel projet. «On aurait eu droit encore à tout un autre débat, tout un autre défi», avance-t-elle.

Les Larsson, eux, ont mis une croix sur cet éventuel quatrième tome original.

«On ne sait rien de ça, affirme Erland Larsson. On ne sait pas où il est, on sait juste qui l'a caché.»

Et que pense le père de Stieg Larsson de la possibilité d'un cinquième tome?

«J'espère qu'il y en aura un», répond-il. «Voyons d'abord ce qui arrive avec celui-ci», ajoute son frère Joakim.