Chaque année depuis 10 ans, Sergio Kokis part avec sa femme Ilse marcher dans les sentiers d'Europe, parcourant des centaines de kilomètres en quelques semaines sur le chemin de Compostelle ou dans les montagnes suisses. À 70 ans, l'écrivain, véritable force de la nature qui se prépare avant chaque nouveau départ avec une impatience non dissimulée, raconte ses pérégrinations dans un récit, Le sortilège des chemins, où pour une rare fois il parle de lui. Discussion avec un écrivain plus pragmatique que mystique sur l'amour, la mort et les chemins qui l'ont transformé.

Marcher

Marcher, c'est vivre, affirme Sergio Kokis, qui ajoute que jamais il n'aurait dit ça il y a 10 ans... «Je regardais les gens qui marchaient, je me disais: ils doivent s'ennuyer, ils n'ont rien dans la tête! Maintenant, je sais ce qu'ils font, et ce qu'ils font est fort bon. C'est quand je suis assis que je trouve ça ennuyant!» Pour celui qui définit la liberté comme «l'incapacité de prédire les actions qui vont venir», marcher en est l'expérimentation ultime. «Sur les chemins, il y a toujours quelque chose de nouveau qui va arriver, que ce soit un champignon étrange ou avoir mal aux jambes.»

Parler de soi

L'auteur de L'art du maquillage et du Pavillon de miroirs a rarement parlé de lui dans ses livres. Il fait exception cette fois-ci, parce qu'il voulait dire aux gens à la retraite que «tout le monde peut faire ça». «Moi, je n'avais jamais fait de sport de ma vie, et j'y arrive! Tout le monde marche...», dit celui qui voit ces voyages comme la dernière aventure d'un homme vieillissant. «Je voulais aussi raconter qu'il y a moyen de faire des folies, même à 60 ans. La première fois qu'on est partis, nos enfants nous regardaient comme deux vieux fous. Mais on en a rencontré plein, des vieux, sur le chemin. Même un vieil Espagnol sur la via Plata; j'étais fier de moi avec mes 67 ans, lui, il me trouvait jeune... Il avait 75 ans, et il marchait pas mal plus vite que moi!»

Vieux couple

Il y a quelque chose de très émouvant dans ce «vieux couple» qui se rapproche d'une randonnée à l'autre. Dans son livre, Sergio Kokis rend un très bel hommage à sa femme de toujours, parle de cette tendresse qui les unit, de leur complicité à toute épreuve. «Je ne sais pas comment on a réussi ça, car il y a peu de couples sur le chemin. Ils ne survivent pas: ce qui nous irrite chez l'autre devient insupportable après 10 kilomètres, et c'est encore pire avec des ampoules aux pieds!» Le secret de son couple est probablement sa grande complémentarité, et marcher - parfois même en se tenant la main - a permis à l'auteur et sa femme de se découvrir davantage en pratiquant une activité ensemble. Vieillir à deux en harmonie, avoir des projets, partager une tendresse «non sensuelle» mais humaine, c'est possible, c'est beau... et c'est ce que l'auteur avait envie de raconter. «Ça existe et c'est bon. Il y a plein des gens comme nous, mais ils sont tranquilles, ils ne font pas de bruit... Moi, je n'échangerais pas ma femme contre aucune petite jeune.»

Création

Régulier comme un métronome, Sergio Kokis a continué d'écrire un livre par an sans vraiment changer sa manière de travailler. Son oeuvre picturale, en revanche, s'est radicalement transformée en 10 ans. «Toute ma vie, j'ai peint des portraits. Je ne savais pas regarder les paysages.» Il s'est initié à ce genre et en est ravi. «Un artiste vieillissant retombe souvent dans ses zones de confort. Les paysages, pour moi, c'est comme un nouvel apprentissage, une source de jouvence. Et une ouverture à un autre moi que je ne connaissais pas et qui me plaît.»

Pèlerinage

Beaucoup de gens reviennent de Compostelle complètement transformés par cette expérience quasi mystique. Si celui qui est aussi psychologue comprend que cette randonnée puisse ressembler à une révélation, il décortique surtout le processus qui y mène. «C'est la même transformation lorsqu'on pète une crise cardiaque et que six mois plus tard, on se rend compte qu'on n'est pas mort! Ça donne envie de se transformer, et beaucoup de choses qui avaient de l'importance en perdent.» Les gens pensent avoir été en contact avec une divinité, mais c'est un mirage. «La divinité, c'est eux-mêmes, la nature, la beauté de la vie.»

Dépouillement

Voyager pendant plusieurs semaines avec un sac à dos pour tout bagage oblige à se détacher des choses terrestres. «C'est ce que j'ai vécu de plus fort en revenant la première fois. Je regardais toutes mes choses, mes livres, mes pipes, je me disais: «Mais quelle affaire!» » Cette expérience de lâcher-prise, explique-t-il, permet en quelque sorte de «fréquenter» la mort, de s'y habituer. «Parce que ce sont ces choses accumulées qu'on va laisser derrière nous quand on va mourir. Seuls nos choses intimes, nos sentiments, notre mémoire, nos frustrations vont mourir avec nous.» Faire Compostelle - et toute autre longue randonnée du genre - permet de réfléchir, d'apprendre à mieux se connaître, d'accepter nos imperfections. On en sort souvent apaisé, souligne d'ailleurs Sergio Kokis. «On perd aussi le désir de convaincre, d'arranger le monde. On se dit que de toute façon, ça n'a aucune importance, car on n'en verrait pas les fruits! Cette expérience de fréquentation de la mort nous rend plus disponibles pour le moment présent.»

Recommencer

La première fois qu'il est revenu de Compostelle, Sergio Kokis a vécu un véritable deuil. «Je me disais: c'est dommage, on ne pourra plus jamais revivre ça... Puis j'ai réalisé que je pouvais recommencer le lendemain si je voulais!» Mais pourquoi? leur demandent leurs proches. «Parce que c'est bon.» Depuis 10 ans, l'excitation avant de partir est toujours la même. «Mais je sais maintenant que la destination n'a pas vraiment d'importance, car l'expérience sera toujours exactement la même.» S'il raconte avoir fait le pèlerinage «sérieusement» en 2004 - «Il faut apprendre la rigueur et la discipline de se lever tous les matins pour aller marcher toute la journée» -, le couple est maintenant davantage animé par le plaisir. Pour leur prochaine randonnée prévue en mai, par exemple, ils referont le camino del Norte, le chemin le plus beau et le plus difficile vers Santiago, mais en ne parcourant que les plus belles étapes. «On sait aussi que les étapes de 30 kilomètres, c'est fini pour nous. Et il y a plein d'endroits qu'on a hâte de revoir. C'est devenu un voyage vers nous-mêmes.»