L'écrivain québécois Martin Michaud connaît un succès monstre grâce à ses polars et ses thrillers couronnés de prix, distribués ici et en Europe, lus par des milliers d'admirateurs de son héros Victor Lessard, enquêteur de la police de Montréal. À notre demande, il nous offre un conte de Noël inédit qui ferait frémir le petit Jésus...

Pablo releva la tête. Il aurait juré avoir entendu des pas, comme si Manuela s'apprêtait à entrer dans l'appartement. Il reprit contact avec la réalité. Seul à table, il contempla les restes de son repas: un ragoût en conserve qu'il avait mangé à même la casserole. Étirant le bras, il attrapa son portefeuille et observa encore la photo.

Après avoir enveloppé un morceau de chocolat dans du papier ciré, Pablo marcha vers la commode. Le miroir lui renvoya l'image d'un homme de 50 ans, d'origine latino-américaine. Il boutonna le col de sa chemise blanche et noua sa cravate avec soin.

Pablo glissa un pistolet muni d'un silencieux dans sa ceinture. Puis il embrassa la croix qui pendait à son cou, enfila son pardessus et enfonça son feutre sur sa tête.

L'horloge marquait 22h31.

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Dehors, il neigeait. Sans prêter attention aux décorations de Noël dans les vitrines, Pablo remonta la rue Notre-Dame. Déserte, l'artère s'animerait plus tard, alors que des résidants de Saint-Henri se rendraient à l'église Saint-Irénée pour la messe de minuit.

Un sans-abri se tenait au coin de l'avenue Greene. Lorsque leurs regards se croisèrent, Pablo plongea la main dans son pardessus et prit le morceau de chocolat.

- Joyeux Noël, Yug. Comment ça se passe?

Yug sourit, empocha le cadeau et baissa les yeux: une couverture reposait à ses pieds.

- Les gens deviennent fous à Noël. C'est la troisième qu'on me donne aujourd'hui...

- Tu voudrais quoi? De la générosité répartie sur 12 mois?

- Ça, et des sandales pour l'été prochain!

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Une ampoule grésillait au-dessus de la dernière porte, au bout du corridor de l'immeuble à appartements. Pablo crocheta la serrure et referma derrière lui. Un désordre indescriptible régnait à l'intérieur. Il avançait dans la pénombre lorsqu'une porte s'ouvrit. Pablo braqua son pistolet. Une fillette d'environ 10 ans apparut dans le rectangle de lumière.

- C'est quoi, ton nom? Moi, c'est Fannie.

- Euh... Pablo. Je m'appelle Pablo.

La petite fille tourna les talons.

- Enlève tes bottes avant d'entrer.

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La chambre de Fannie étincelait de propreté. Elle portait un pyjama rouge, et ses cheveux blonds cascadaient sur ses épaules. Ils s'étaient assis autour d'une table basse sur laquelle Pablo, les genoux dans le menton, avait posé son feutre.

- Tu crois vraiment qu'on retrouve ceux qu'on aime quand on meurt, Pablo?

- Je pense que Dieu a un plan et qu'il nous réunit avec ceux qu'on a aimés. Pas toi?

- Je ne crois plus au père Noël, mais j'imagine que c'est plus facile d'accepter la mort si on a la foi... Et voici mon corps, livré pour vous.

Fannie glissa un bonbon vers Pablo, qui le mit dans sa bouche.

- Et ton papa?

- Mon papa? Mais je n'ai pas de papa!

- Où est-il, Fannie?

- Je ne sais pas. Il est peut-être ici, à Montréal. Peut-être ailleurs.

Des rires fusèrent dans le corridor. Pablo bondit sur ses pieds et dévisagea Fannie, qui n'avait pas bougé.

- Reste ici...

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La porte de la pièce principale s'ouvrit. Enlacés, un homme et une femme avinés entrèrent. La lumière jaillit, les rires cessèrent, la femme cria. Les gardant en joue, Pablo prit de l'argent dans la poche de l'homme et le tendit à sa compagne, qui partit sans un mot. Puis il le fit s'agenouiller et appuya le canon du pistolet sur sa tempe droite.

- Vas-y... Je sais pourquoi t'es là.

- Et ta fille, Beaulieu? Tu ne te soucies même pas de savoir ce qui va lui arriver?

- Elle sera mieux sans moi! Tire, qu'on en finisse!

Les images de Manuela et de Fannie s'entremêlant dans sa tête, Pablo se décida en quelques secondes. Il attrapa une clé dans sa poche et la mit dans la paume de l'homme.

- Il y a un sans-abri qui se tient au coin de Notre-Dame et de Greene. Il s'appelle Yug. Dis-lui que tu viens de ma part. Il connaît ma planque. Tu y trouveras de l'argent et les papiers d'un appartement dans le nord du Mexique.

La surprise se peignit sur les traits de l'homme. Pablo reprit:

- Tu vas me promettre de te comporter comme un père et de fournir à Fannie une éducation digne de ce nom.

- Je...

- Un mauvais père vaut mieux que pas de père du tout! Promets-le!

- C'est promis...

Avant de baisser son arme, Pablo fit aussi jurer à Beaulieu d'envoyer régulièrement un peu d'argent à Yug. Au moment de franchir le seuil, il lança:

- Quittez la ville immédiatement. Les frères Talone ne seront pas aussi généreux que moi.

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En sortant de l'immeuble, Pablo jeta son pistolet dans une poubelle. Pour la première fois depuis que la maladie avait emporté sa fille, des années plus tôt, il était en paix. Le regard rivé sur son portefeuille, il avançait en observant le portrait de Manuela. Elle avait des cheveux et des yeux de jais. Ses yeux à lui! Dieu qu'il l'avait aimée, qu'il l'aimait!

Pablo rejoignait la rue Notre-Dame lorsqu'une détonation rompit le silence. Sentant une brûlure entre ses omoplates, il fit encore quelques pas, s'effondra sur les genoux, puis tomba sur le dos, bras en croix.

Il savait ce qu'il en coûtait d'enfreindre les directives. Mais les frères Talone ne pouvaient déjà savoir qu'il n'avait pas rempli son contrat, ce qui voulait dire qu'ils avaient prévu de l'éliminer quoi qu'il arrive.

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Deux patrouilleurs du SPVM furent les premiers à s'approcher du corps gisant sur le trottoir enneigé. Le plus jeune se pencha sur la victime tandis que son collègue appelait une ambulance. Pablo ne ressentait pas de douleur, et un sourire illuminait son visage. Il savait qu'il ne s'en tirerait pas, mais la conviction qu'il venait d'offrir à Fannie la possibilité d'une vie meilleure l'emplissait de joie.

Le jeune patrouilleur qui comprimait la blessure insistait:

- Restez avec moi, monsieur. Concentrez-vous sur ma voix.

Pablo balbutia quelques mots. Le policier s'avança près de sa bouche. Réunissant ses dernières forces, Pablo désigna le portefeuille, qui avait glissé de sa main. Le patrouilleur l'attrapa et lui montra la photo de Manuela. Pablo la fixa, puis ferma les paupières.

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Des curieux se massaient près du cordon de sécurité. Un policier laissa passer un homme qui, l'air ému, vint poser une couverture sur la victime. Pablo rouvrit les yeux et sourit à Yug, puis son regard se perdit dans le ciel. Devant ses pupilles, des flocons dansaient autour de Manuela, qu'il retrouvait enfin.

Pablo DeJesus rendit son dernier soupir à 23h59, le 24 décembre 1992.

Le jeune patrouilleur agenouillé à ses côtés continua de lui tenir la main jusqu'à l'arrivée de l'ambulance. C'était la première fois que Victor Lessard voyait quelqu'un mourir dans l'exercice de ses fonctions. Mais jamais il n'oublierait le visage de Pablo baignant dans la lumière des gyrophares et l'impression de félicité qui en émanait.