Les grands noms de la littérature québécoise tels que Réjean Ducharme, Anne Hébert et Jacques Brault n'auront pas de nouvel auteur dans leur club sélect des lauréats du prix Gilles-Corbeil, qui devait être remis cet automne. Selon ce qu'a appris La Presse, la Fondation Émile-Nelligan a décidé de suspendre temporairement son prix pour des raisons de «saine gestion financière».

Responsable du financement et de la remise, tous les trois ans, de ce «Nobel québécois», accompagné d'une bourse non imposable de 100 000 $ destinée aux écrivains honorés pour l'ensemble de leur oeuvre, la Fondation a décidé «de sauter la dernière édition du prix pour ne pas mettre en danger [son] avenir», a expliqué le président du conseil d'administration, Michel Dallaire.

«On a décidé de sauter une édition pour assurer notre pérennité. On ne l'a pas fait de gaieté de coeur. Notre capital baisse, notamment en raison des taux d'intérêt qui sont moins performants. Alors pour nous, il s'agit d'une question de prudence», a-t-il précisé.

La Fondation, une société privée sans but lucratif créée en 1979 par Gilles Corbeil, neveu d'Émile Nelligan, gère les droits d'auteur accumulés du célèbre poète, ainsi que la fortune qu'a léguée son fondateur à la suite d'un tragique accident de voiture en 1986.

Selon M. Dallaire, les deux autres prix triennaux et le prix annuel remis par la Fondation ne sont pas touchés par les récentes décisions.

Un grand prix à préserver

L'auteur Victor-Lévy Beaulieu, qui a reçu ce «Nobel québécois» en 2011, se dit «très triste de constater que la Fondation n'a plus les ressources pour remettre ce prix tous les trois ans, comme c'était convenu», a-t-il dit en entrevue avec La Presse.

«Ce prix est un bon coup de main pour les auteurs qui le reçoivent. Pour ma part, ça m'a permis de terminer mon livre sur [le philosophe] Friedrich Nietzsche et d'embaucher du monde pour s'occuper des éditions. Grâce à la bourse, j'ai aussi pu travailler en paix, pendant trois ans, tous les avant-midi. Je n'aurais pas pu faire ça sans le Gilles-Corbeil», a-t-il expliqué.

Mais les auteurs ne sont pas les seuls à bénéficier des retombées positives d'un tel prix. «Pour le grand public, ces écrivains deviennent des membres d'une classe à part. Ça entraîne inévitablement un renouvellement de leur lectorat, notamment parce que certains professeurs en profitent pour les ramener à l'ordre du jour dans les plans de cours», a dit à La Presse le conseiller éditorial chez Leméac, Pierre Filion.

En 2008, l'écrivain Jacques Poulin - dont l'ensemble du catalogue est publié chez Leméac - a été désigné lauréat du prix Gilles-Corbeil par le jury formé de cinq experts à l'initiative de la Fondation.

«Bien sûr, un tel prix rejaillit aussi sur la maison d'édition. Ça accompagne toutes nos stratégies de promotion, on le mentionne sur les quatrièmes de couverture, et c'est aussi prestigieux. Mais d'abord et avant tout, nous sommes simplement heureux pour l'auteur», a ajouté M. Filion.

Comment assurer l'avenir du prix?

Si la Fondation promet qu'elle n'est pas en mauvaise position financière, plusieurs se demandent en coulisse quel est l'avenir d'un tel prix entièrement subventionné par des fonds privés, alors que les taux d'intérêt demeurent bas.

C'est notamment ce que craint Victor-Lévy Beaulieu, qui aimerait bien que des mécènes de la culture se manifestent.

«Où sont nos hommes et femmes d'affaires? Dans la culture, au Québec, ils sont très discrets. Je souhaite que les écrivains se manifestent», a-t-il déclaré.

Mais dans le cas de la Fondation Émile-Nelligan, ces mécènes qui pourraient se manifester doivent d'abord être sollicités par le conseil d'administration, ce qui n'est pas le cas.

«Nous ne pouvons pas remettre de reçus d'impôt pour les dons. Tout ce que nous avons vient du legs de Gilles Corbeil. Cela dit, ça ne veut pas dire que les choses ne peuvent pas changer, mais c'est pour l'instant hors de question», a dit le président du conseil d'administration, Michel Dallaire.

«Notre Fonds est entièrement privé et nos décisions sont incontestables. On ne reçoit aucune subvention et on n'a jamais eu une cenne de personne. [...] Au conseil d'administration, on ne veut aucun fil à notre patte. Des mécènes, ça vient souvent avec un fil qui s'attache. On veut rester absolument indépendant, totalement indépendant, souverainement indépendant», a-t-il martelé.

Les lauréats du prix Gilles-Corbeil

1990-Réjean Ducharme

1993-Anne Hébert

1996-Jacques Brault

1999-Paul-Marie Lapointe

2002-Fernand Ouellette

2005-Marie-Claire Blais

2008-Jacques Poulin

2011-Victor-Lévy Beaulieu

2014-Ne sera pas remis

2017-La prochaine date au calendrier

Qui était Gilles Corbeil?

Gilles Corbeil (1920-1986) était le fils de l'homme d'affaires Émile Corbeil et de Gertrude Nelligan, la soeur du célèbre poète québécois Émile Nelligan. À Montréal, il s'est fait connaître du public pour sa galerie d'art, qu'il a tenue pendant près de 15 ans rue Crescent, au centre-ville. Plus tôt dans sa vie, M. Corbeil était déjà impliqué dans les arts visuels, notamment sous le mentorat de Paul-Émile Borduas dans les années 50.