Chaque semaine de l'été, l'équipe de Lecture revisite un classique de la littérature québécoise. A-t-il tenu la route? Nos journalistes confrontent leurs impressions aux critiques d'hier.

Il y avait autrefois le Palais du livre de la rue McGill dans le Vieux-Montréal. Un magasin de neufs, d'invendus, d'anciens et d'usagés ne ressemblant en rien aux boutiques d'échange d'aujourd'hui soldant n'importe-quoi-pourvu-que-ce-soit-en-bon-état.

Dans les années 70, on pouvait y passer toute la journée, parcourant avec délectation les cinq étages de ce que Carlos Ruiz Zafón nommerait un «cimetière des livres oubliés». Dans l'anarchie totale d'étagères poussiéreuses, mais luxuriantes, on découvrait Hugo, Stendhal, Bellow, Roth, tout comme Yves Thériault, Gabrielle Roy et André Langevin.

On prenait ainsi pied sur le continent de la modernité en littérature québécoise avec ces auteurs qui continuent d'être pertinents parce que leurs écrits exprimaient, plus que toute autre chose, une soif de progrès.

André Langevin a toujours incité les Québécois au dépassement, à sortir des ornières du passé, à dépoussiérer leurs idées reçues et leurs préjugés catho-moraux. Sa voix et sa manière n'ont pas pris une ride.

Société sclérosée

Dans son deuxième roman, Poussière sur la ville, un couple s'installe dans une ville minière rappelant celles d'Asbestos ou de Thetford Mines. Un médecin ouvert d'esprit, Alain Dubois, et sa jeune épouse, Madeleine, tout feu tout flamme.

Le mariage ne durera pas trois mois, la soif indicible de Madeleine cherchant toujours ailleurs à combler un vide existentiel. D'abord jaloux, son mari créera le scandale dans cette communauté passéiste en acceptant la situation.

Le drame qui suivra sera davantage la marque de l'incompréhension d'une société sentant le renfermé et les boules à mites. On est en 1953, quatre ans après la célèbre grève de l'amiante. Duplessis est toujours au pouvoir et s'apprête à légiférer contre la classe ouvrière. C'est dans ce contexte sclérosé que paraît le roman, véritable petite révolution dans le monde littéraire québécois.

L'oubli

Mort en 2009, André Langevin a, malgré tout, un peu sombré dans l'oubli. Il est resté longtemps silencieux, faut-il dire. En plus de ses cinq romans, il a été essayiste, journaliste et réalisateur, mais son dernier livre (Une chaîne dans le parc) est paru il y a 40 ans déjà.

Poussière sur la ville n'a pourtant rien perdu de sa pertinence. Écrit au «je» dans une langue belle, juste et précise. Certains diraient classique. D'autres, intellectuelle.

Ainsi, Langevin doit se retourner dans sa tombe. En 1962, il écrivait dans la revue Maclean que «l'intellectuel avait enfin conquis le droit de citer parmi nous». Que dirait-il aujourd'hui puisque le mot est devenu synonyme d'élitisme, de mépris, voire de maladie?

André Langevin était un progressiste dans l'âme, un ardent défenseur de la langue et de la culture québécoise. Quelques titres, parmi ses nombreux textes publiés dans les années 60, montrent la qualité de sa plume d'avant-garde: «Le patronage, chez nous, tient du véritable réflexe conditionné», «Ottawa offre au monde une copie de l'image yankee», «Le gouvernement par les femmes, pour les femmes» et «Le trudeauisme passera».

Combattant pour la liberté des idées et des peuples, on le disait aussi existentialiste en raison du caractère psychologique de ses romans. Son Dubois ressemble effectivement à Meursault, l'étranger de Camus. L'absurdité, ici, est celle d'un village recouvert de poussière d'amiante, toxique avant le mot, engoncé dans des diktats moraux que le médecin Alain Dubois rejette.

Lui, l'agnostique, l'humaniste, estime que le premier devoir de chacun est «d'être heureux». Cocu acceptant son sort, il est l'étranger dans un microcosme de la société québécoise loin d'en avoir fini avec le Bon Dieu. Comme Meursault, Dubois est un homme «libre» parce qu'il réfléchit et tente de s'élever au-dessus de l'absurde condition humaine.

Publié en France, au Canada anglais et aux États-Unis, Poussière sur la ville reste ce livre majeur d'un auteur tout aussi important dans l'histoire de notre littérature, «la seule mémoire authentique de l'humanité», selon Langevin.

L'an dernier lors du 60e anniversaire de la publication de Poussière sur la ville, les Éditions du Boréal ont eu la brillante idée de rééditer quatre des romans d'André Langevin en format de poche. Aucune excuse pour ne pas les (re)découvrir sous la poussière du temps.



Extrait de Poussière sur la ville

«Partout où je suis allé aujourd'hui, les hommes m'ont contemplé comme un frère perdu. Macklin fait cercle autour de moi et resserrera un jour son étau. Leur crier que c'est moi la victime, non pas Madeleine. Un homme ne se justifie pas sur la place publique. La ville entière penche pour Madeleine. Ma femme a préféré un de ses enfants et ma femme est de leur race. Sa présence n'est pas insolite entre les monticules de poussière. Elle s'est laissé couvrir d'amiante tout de suite et leur ressemble maintenant. Moi, le mari, je suis l'intrus. [...] Je tiens le coup. J'ai découvert qu'il ne fallait pas résister, mais s'amollir, se faire si flasque qu'il faille s'y prendre à plusieurs reprises pour m'écraser. La force de l'inertie, la leur.»

Réception critique

«Pour condenser en quelques mots mon opinion sur le deuxième roman de Langevin, je dirais que j'y retrouve les qualités du premier sans presque aucun défaut qui agaçaient dans Évadé de la nuit. Les deux qualités maîtresses de Langevin sont l'art de conter une histoire et de créer des êtres de chair et d'âme qui ont une vie autonome et qui ne sont pas que des acteurs dont on peut prévoir les répliques et les attitudes.» Jean-Pierre Houle, 1953

«Le second roman d'André Langevin marque un progrès décisif sur le premier. Le style, raffermi, vibre d'une vie nouvelle. L'affabulation, toujours logique, constitue un thème riche de signification. L'auteur a fait table rase de l'accessoire. [...] André Langevin a conquis son métier. Il n'oblige plus son lecteur à penser comme lui et ne lui arrache plus une adhésion équivoque. Il crée tout simplement des personnages qui vivent, souffrent et meurent sous nos yeux. [...] L'optique d'André Langevin n'a pas changé. Poussière sur la ville est encore un spécimen de la littérature morbide actuelle. Il y pointe cependant suffisamment de chaleur purement humaine pour que le roman ne soit pas complètement désespéré.» - Julia Richer, Notre temps, 10 octobre 1953

«Il existait un décalage de presque dix ans de l'évolution de la littérature entre la France et le Québec. Langevin lisait les écrits de Camus quand il avait rédigé son propre récit. II affirme également qu'il a lu Dostoievski quand il était plus jeune. II y a plusieurs rapprochements à faire entre le style de Langevin et Camus, par exemple: le «style sobre et au monologue intérieur... [le] rôle important des prêtres et des médecins, aux univers clos et aux symboles tels les prisons et les chaînes. [...] L'éclosion du roman québécois au cours des années cinquante semble coïncider avec l'arrivée dans ce pays des idées existentialistes. C'est André Langevin qui, l'un des premiers, les a introduites dans notre littérature et Jean-Louis Major a souligné en 1964... les affinités entre le romancier québécois et des écrivains comme Dostoievski, Sartre et Camus» (Roberts-Van Oordt).» - Ourania Marthe Abell, 1998