Pour le 100e anniversaire de sa naissance, Romain Gary, alias Émile Ajar, entre dans La Pléiade et Gallimard publiera deux inédits: son tout premier roman - refusé -, Le vin des morts, et Le sens de ma vie, tiré d'une interview accordée à Radio-Canada peu de temps avant son suicide. Portrait d'un écrivain insaisissable parce que multiple.

«Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele D'Annunzio, Ambassadeur de France - tous ces voyous ne savent pas qui tu es!»

Cet imposant programme né de l'amour et de l'ambition maternelle, au début de l'un des plus beaux hommages de la littérature rendus à une mère, La promesse de l'aube, est indissociable du parcours flamboyant de Romain Gary, né Roman Kacew le 8 mai 1914, qui ne cessera de multiplier les identités, pour, peut-être, supporter une sorte d'émiettement intérieur.

Il sera effectivement héros de la Seconde Guerre (décoré notamment de la Légion d'honneur et de la Croix de guerre), diplomate, journaliste, scénariste, mais surtout écrivain, et même plusieurs écrivains. Il est à l'origine de ce qui reste à ce jour l'un des plus célèbres canulars littéraires puisque, en étant à la fois Romain Gary et Émile Ajar, il aura été le seul à remporter deux fois le prix Goncourt, un tour de force qui, s'il a marqué les mémoires, jette aussi de l'ombre sur son oeuvre.

Romain Gary croyait à l'engagement, à l'héroïsme, aux grands sentiments, à la force de l'imagination, bref, à tout ce qui est devenu «ringard» après la Libération, à laquelle il avait passionnément participé auprès de De Gaulle, personnage plus grand que nature qu'il ne pouvait qu'admirer.

C'est aussi que sa mère, Mina, avait planté en lui un amour démesuré de la France, terre de tous ses espoirs qui seront déçus, elle, ancienne petite actrice, mère célibataire et pauvre qui aura trimé dur pour offrir le meilleur à son fils, avec qui elle avait une relation fusionnelle. L'injustice, terrible pour Gary, est qu'elle mourra sans avoir vu toutes ses réussites.

Son père, qu'il n'aura pas connu, reviendra le hanter plus tard, quand il apprendra qu'il est mort en chemin pour la chambre à gaz. Mais Gary ne se réclamera jamais vraiment de son identité juive, fabulant sans cesse sur ses origines et se dédoublant de pseudo en pseudo (Gary, Ajar, Sinibaldi, Bogat) jusqu'à se brûler la cervelle. D'ailleurs, en russe, Gary signifierait «Brûle!» et Ajar, «braise»... N'empêche, l'horreur de la Shoah traverse son oeuvre, dans Tulipe, Le grand vestiaire, Les couleurs du jour, Les racines du ciel...

À la défense du monde

Est-ce ce qui explique son amour éperdu des femmes? Sa défense absolue des mères? Son besoin maladif de reconnaissance? Dans son touchant portrait Romain, un regard particulier, sa première femme, Lesley Blanch, le confirme: «Il ne pouvait pas, il ne voulait pas, rester hors des feux de l'actualité. C'était un besoin qui finit par l'emporter sur toute discrétion, consternant jusqu'à ses amis les plus proches.»

Oui, pour une certaine intelligentsia, Gary, ce gaulliste, était ringard en raison de ce penchant pour la célébrité, par sa «sensiblerie», son goût pour la pose, ses extravagances vestimentaires, ce qui rend d'autant plus amusante sa supercherie littéraire, qui finira quand même par lui peser.

«C'est Romain Gary qui, par sa magie, sa capacité d'enchantement, son inventivité, son refus de la réalité brute, m'a libérée de Barthes, Sarraute et de Robbe-Grillet», a déjà avoué Nancy Huston, qui lui a rendu hommage dans un essai, Tombeau de Romain Gary.

Car si, par la forme, on lui reproche de n'avoir rien révolutionné, force est de constater que ses thèmes étaient à l'avant-garde et rejoignent les lecteurs d'aujourd'hui. Défense des mères, des femmes et de l'amour dans La promesse de l'aube, La vie devant soi, Clair de femme; défense de la nature dans Les racines du ciel, considéré par plusieurs comme l'un des premiers romans «écologistes»; dénonciation du délire raciste dans Chien blanc; défense du roman et de la fiction dans Pour Sganarelle; enfin, l'audace d'aborder l'impuissance sexuelle de l'homme vieillissant dans Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable...

À ce propos, Gary, éternel jeune homme, refusait de vieillir. Sa tragique relation amoureuse avec Jean Seberg - il a 24 ans de plus qu'elle - icône de la Nouvelle Vague qui s'est suicidée à 41 ans, alimentera la presse à potins. Mais, écrira-t-il dans son ultime lettre avant son propre suicide à 66 ans, «aucun rapport avec Jean Seberg. Les fervents du coeur brisé sont priés de s'adresser ailleurs. (...) Alors pourquoi? Peut-être faut-il chercher la réponse dans le titre de mon ouvrage autobiographique La nuit sera calme et dans les derniers mots de mon dernier roman: «Car on ne saurait mieux dire». Je me suis enfin exprimé entièrement.»

Photo: archives La Presse

Romain Gary a eu une tragique relation amoureuse avec Jean Seberg.