Aujourd'hui, le 4 avril 2014, si elle vivait, Marguerite Duras aurait 100 ans. Les éditeurs soulignent cet anniversaire par de nombreuses rééditions, la finalisation de ses oeuvres complètes dans la Pléiade et la publication de livres qui lui sont consacrés, notamment celui de Laure Adler, qui, après une première biographie en 1998, signe une biographie illustrée chez Flammarion. Elle nous explique en quoi Marguerite Duras est l'une des voix les plus singulières et importantes de la littérature contemporaine.

Contrairement à d'autres écrivains, Marguerite Duras n'est pas au purgatoire pour ses 100 ans. Quel est son héritage littéraire, selon vous?

Je pense que beaucoup d'écrivains français aujourd'hui ne se considèrent pas comme les héritiers de Marguerite Duras, mais ils n'auraient pas eu la possibilité de croire en leur vocation d'écrivain s'ils ne l'avaient pas lue.

Je pense par exemple à Christine Angot, qui se réclame ouvertement de Duras, ou à ce très jeune auteur de 21 ans qui vient d'obtenir un grand succès en France, Édouard Louis. Ce n'est pas un héritage, c'est une influence. Elle leur aura donné la force d'écrire avec des mots simples, des phrases courtes, de parler des sentiments, de choses qu'on n'abordait peut-être pas avant dans les thèmes de la littérature.

Quand on lit Marguerite Duras, c'est comme si on écoutait une chanson de Barbara. Duras, comme Barbara, reste, à la fois pour la musicalité de son écriture et pour l'éternité de ses thématiques.

Pour ce beau livre chez Flammarion, vous avez eu accès à beaucoup de documents inédits. Comment avez-vous construit ce livre? Que peut-on dire de plus sur Duras?

C'est la question que je me suis posée quand la proposition m'a été faite, parce que j'avais déjà passé huit ans avec elle pour construire ma biographie.

Je me suis replongée dans les archives de l'Institut de la mémoire de l'édition contemporaine. Son fils a accepté que je puisse consulter ces archives, pour la plupart inédites. Je pense que je n'aurais pas accepté si je n'avais pas eu cette possibilité de me plonger dans tous ces documents permettant de comprendre les différentes époques que traversait Duras, mais aussi ce work-in-progress de l'écriture. Et on voit bien que ce n'est pas un écrivain chez qui ça vient tout de suite, on voit que c'est quelqu'un qui travaille énormément. C'est quelqu'un qui, sans arrêt, remet en question sa propre écriture.

Je me suis aperçue que chaque fois qu'on lisait Marguerite Duras, on y trouvait de nouvelles choses.

Elle n'a jamais cessé de se renouveler dans l'écriture, vous le soulignez. Combien de Marguerite Duras existe-t-il à votre avis?

Une infinité. Parce qu'elle a créé aussi des personnages auxquels elle s'est identifiée. Marguerite Duras ne savait pas très bien qui elle était elle-même. Déjà, Duras, ce n'est pas son nom, donc c'est un être de fiction, une construction mentale et psychologique, une volonté d'apparaître comme une autre qu'elle-même.

D'autre part, elle a imaginé des personnages qui étaient des doubles d'elle-même, par exemple la mendiante de Calcutta, Anne-Marie Stretter, Lol V. Stein, etc. Elle n'a cessé de brouiller les pistes et de reconstruire son propre personnage jusqu'à la fin de sa vie.

Personne ne saura qui était vraiment Marguerite Duras, parce que je crois qu'elle vivait très bien avec cette multiplicité d'identités.



Selon vous, le rapport difficile à sa mère est capital. C'est un amour qu'elle recherche toute sa vie, un besoin d'exister à ses yeux.

Je crois qu'on peut le dire sans se tromper, puisque lorsqu'elle accède à la reconnaissance en 1950 avec Un barrage contre le Pacifique, qu'elle a fait uniquement pour séduire sa mère, et qui d'ailleurs est un éloge, la mère n'a pas supporté ce texte.

Et le dernier texte qu'elle a publié juste avant de mourir, qui s'intitule C'est tout, est encore une fois adressé à sa mère, cette mère qu'elle a toujours cherché à capter, dont elle a essayé de se faire aimer, qui aimait le frère aîné et qui ne l'a jamais véritablement acceptée.

Par conséquent, je pense qu'un des moteurs d'écriture de Duras, c'est la recherche de l'amour et de la considération de sa mère pour elle.

Marguerite Duras a un destin d'écrivain assez rare pour une femme. Elle a beaucoup d'adorateurs et d'émules.

Il y a d'autres auteurs qui, hélas, comme vous le faites remarquer, ne passent pas aussi bien l'épreuve du temps. Par exemple, je voudrais rendre hommage à Nathalie Sarraute, qui est un écrivain capital, contemporaine de Marguerite Duras. D'ailleurs, Duras, qui n'avait pas l'admiration facile, admirait Sarraute, qui a peut-être été encore plus loin qu'elle dans l'invention d'une certaine écriture. Mais peut-être est-elle considérée comme une formaliste, alors que Marguerite Duras passe aujourd'hui pour quelqu'un qui parle de l'amour, du sexe, de la solitude, des thèmes universels qui n'ont pas pris une ride.

Duras est contemporaine d'une autre Marguerite, qu'elle détestait et méprisait, mais qui est pour moi un grand écrivain aujourd'hui beaucoup trop méconnu, Marguerite Yourcenar. En tout cas, elle n'est pas notre contemporaine comme Duras, qui a inventé quelque chose de capital: elle a laissé la place au lecteur.

Chacun d'entre nous peut trouver sa place dans un livre de Marguerite Duras. Elle nous parle. C'est une espèce de conversation infinie qu'on a avec elle. C'est cela, je pense, qui fait que le temps n'a pas de prise sur elle.



Photo: fournie par l'auteur

Laure Adler

Elle n'a jamais eu peur d'aller au plus près de sa vérité, développant ainsi un style unique, souvent imité, parfois raillé, mais jamais égalé. Elle a eu beaucoup de courage et d'audace dans sa vocation.

Oui, et comme vous le faites remarquer, elle a pris beaucoup de risques, des risques physiques, des risques intellectuels. Elle ne s'est jamais ménagée. D'autre part, contrairement à des idées reçues, c'était quelqu'un qui cherchait sans arrêt, qui était modeste, qui n'avait jamais trouvé et qui à chaque livre remettait en jeu ce qu'elle ne considérait pas comme un métier, mais comme un appel, presque mystique, ce qu'était pour elle l'écriture.

Marguerite Duras a toujours déclenché les passions, que ce soit dans la vague du Nouveau Roman, son style unique qui en a énervé plus d'un, ses films, le succès de L'amant, ses articles, sa posture imposante à la fin de sa vie dans les entrevues. Elle ne craignait pas de déranger.

Non, parce qu'elle faisait corps avec elle-même, peut-être parce qu'elle avait justement de multiples identités. Elle disait tout ce qu'elle pensait et elle n'avait absolument pas peur du qu'en-dira-t-on. Elle aimait bien choquer et scandaliser aussi. Mais ça, ça a peut-être joué aussi à un moment contre elle, parce que quand elle a publié L'amant qui a eu le prix Goncourt et dépassé le million d'exemplaires, les adorateurs de Duras se sont sentis trahis, comme si leur Marguerite Duras leur échappait et appartenait à tout le monde.

Il faut se rappeler que Duras, pendant 40 ans, a publié des livres qui se vendaient à 300, 400 exemplaires. Mais ça ne l'a pas empêchée de continuer.

Vous avez eu la chance de la fréquenter pour l'écriture de votre biographie. Que retenez-vous de ces rencontres? Comment aborde-t-on Duras?

Je l'ai connue quand j'étais jeune, et j'ai continué à la voir régulièrement. C'était quelqu'un de très sensible, d'adorable, de très présent, qui s'intéressait beaucoup à votre personne, à votre famille, à vos amis, qui téléphonait très souvent pour prendre des nouvelles de vous.

Quand j'ai perdu mon fils, elle a été très présente et elle a été absolument géniale. C'était quelqu'un qui avait un très grand coeur et qui savait parler aux gens. On pouvait compter sur elle.

D'autre part, c'était quelqu'un de très drôle, qui avait un humour ravageur. Quelqu'un de très hospitalier, c'est-à-dire qu'elle nous invitait souvent à déjeuner dans sa cuisine, elle improvisait à partir de rien. C'était un enchantement d'être avec elle, ça vous donnait beaucoup de force. Moi, elle m'a beaucoup donné et elle m'a beaucoup appris. Mais elle ne se rendait même pas compte qu'elle donnait.

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Marguerite Duras, Laure Adler, Flammarion, 247 pages.

Les visages de Duras

L'INDOCHINELe terreau fertile, à la fois jardin d'Éden de l'enfance et enfer. Marguerite Donnadieu naît le 4 avril 1914 près de Saïgon. Après la mort de son père en 1921, sa mère Marie achète une terre incultivable, constamment inondée, qui la ruinera. Expérience traumatique qui la marquera à jamais. Marguerite grandit dans l'amertume de sa mère, qui lui préfère le frère aîné, un voyou. Elle adore son petit frère fragile, qui mourra précocement. L'Indochine, avec ses injustices coloniales, la pauvreté, sa langueur tropicale, son érotisme et sa sauvagerie, traversera de nombreuses oeuvres de Duras, parmi lesquelles Un barrage contre le Pacifique, Le vice-consul, L'amant...

PARIS, LA GUERRE

Marguerite débarque dans une ville qu'elle ne connaît pas vers 18 ans pour y poursuivre ses études, notamment en sciences politiques. Ce sera l'époque du mythique «groupe de la rue Saint-Benoît». Ce seront aussi les premiers romans, Les impudents et La vie tranquille, qu'elle signera du nom de Duras, du nom du lieu de la maison de son père. Rencontre et mariage avec Robert Antelme en 1931, mais dès 1942, Dyonis Mascolo devient son amant - ils se marieront en 1947 et auront un fils. Elle n'est pas encore quelqu'un de très engagé socialement jusqu'à l'arrestation de son mari, envoyé dans le camp de Dachau. Duras entre dans la Résistance et fera la connaissance de François Mitterrand. Antelme publiera un livre célèbre de son expérience des camps, L'espèce humaine. Beaucoup plus tard, Duras écrira La douleur, sur le terrible retour de son mari, ce qu'il ne lui pardonnera pas. Les cahiers de la guerre, posthumes, auraient été écrits à cette période.

L'EXPLOSION

Après la guerre, Duras est sur tous les fronts. Au Parti communiste - qui finira par l'exclure, une blessure qu'elle gardera longtemps - contre la guerre d'Algérie, pour Mai 68. Mais après un premier succès d'estime, Un barrage contre le Pacifique, c'est surtout sur le front de l'écriture que son talent se déploie. Romans, articles, théâtre, scénarios, Duras est plus que prolifique et elle atteint un sommet avec Le ravissement de Lol V. Stein, probablement l'un de ses romans les plus étudiés. Sa rencontre avec le réalisateur Alain Resnais sera, littéralement, une bombe: le film Hiroshima mon amour fera scandale et la révélera à un autre public, en plus de l'initier au cinéma. Elle réalisera entre autres Détruire dit-elle, Nathalie Granger (un des premiers rôles de Depardieu!), India Song... Son style s'affirme, séduit les adeptes du formalisme ou de la psychanalyse, tout en en irritant beaucoup d'autres.

LA GLOIRE

En 1984, c'est la consécration après des années d'écriture. Marguerite Duras reçoit le prix Goncourt pour L'amant, qui raconte la passion trouble entre une adolescente blanche et un riche amant chinois, sujet abordé dans Un barrage contre le Pacifique et repris dans L'amant de la Chine du Nord en réaction à l'adaptation cinématographique de Jean-Jacques Annaud. Duras brouillera sans cesse les pistes à ce sujet: véritable histoire d'amour ou forme de prostitution encouragée par la famille? Peu importe, le public, lui, est enfin au rendez-vous - plus de deux millions d'exemplaires de ce roman ont été vendus dans différentes éditions - et Marguerite Duras devient une star littéraire.

L'ÉCRITURE, JUSQU'À LA FIN

Abîmée par l'alcool - elle fera plusieurs cures de désintoxication dans sa vie et vivra des comas - ainsi que la cigarette (elle subira une trachéotomie), Duras se retire de plus en plus de la vie publique, mais ne cesse pas d'écrire. C'est un sacerdoce. Elle entretient une étrange relation avec Yann Andrea, un admirateur de son oeuvre devenu son compagnon. Il se consacrera à Duras pendant 16 ans et deviendra son exécuteur testamentaire. De cette dernière période naissent notamment La pute de la côte normande, Emily L., La vie matérielle, Écrire et C'est tout, titre ultime. Marguerite Duras meurt le 3 mars 1996 à 81 ans.

Photo: tirée du livre

Marguerite Donnadieu et sa mère autour de 1932.