«J'adore mon métier et le jour où je prendrai ma retraite, c'est que je serai mort.» Ainsi parlait Claude Gingras en avril 2003 lorsqu'il a célébré un demi-siècle de critique musicale à La Presse. Je l'avais interviewé pour l'occasion dans le fumoir du journal qui s'est envolé en fumée, depuis. À l'époque, le célèbre et redoutable critique vivait littéralement à La Presse, y écrivait tous les soirs ou presque et ne prenait jamais ce qu'il considérait comme une pure perte de temps: des vacances.

Nous revoilà 11 ans plus tard, non plus dans la salle de rédaction où le critique ne vient plus que le lundi pour rédiger sa chronique hebdomadaire, mais au milieu de l'indescriptible bordel de son appartement du square Saint-Louis, qui croule sous les disques, les CD, les partitions poussiéreuses et les vieilles photos jaunies.

Et cette fois, dans le jour qui tombe sur l'unique plante verte, le canapé jaune moutarde où sautille son chien Mickey devant un écran plat qui fait une part de choix à Columbo, Claude Gingras ne parle plus de mort. Il vient pourtant de prendre une semi-retraite, mais il est plus vivant que jamais.

Même qu'en quittant le champ de bataille de sa cuisine pour m'offrir un doigt de vodka qui danse au fond d'un verre rempli de glaçons en plastique, il a cette parole incroyable, voire inconcevable pour Claude Gingras. «Mon Dieu qu'on est bien à la retraite!», me lance-t-il en passant sous le drapeau du Québec délavé qui sert de rideau à la fenêtre de la salle à manger.

Je me retourne, saisie par son étonnante conversion. Pardon. Pouvez-vous répéter, s'il vous plaît? Mais Claude Gingras est déjà ailleurs, happé par une autre histoire croustillante dont il ne m'épargnera pas la date, ni le lieu, ni la couleur de la robe de la victime.

La mémoire de cet homme est phénoménale. Surtout pour son âge: il aura 83 ans le 1er juillet. Mais aussi pour la minutie maniaque de chacun de ses souvenirs. Sa mémoire a la forme déployée d'un éventail ou d'un arbre généalogique et la précision d'un ordinateur dont les fenêtres ne cessent de s'ouvrir et de s'enfoncer dans les profondeurs du web.

Le résultat, c'est que, assis sur le canapé jaune moutarde avec Mickey, nous n'en finissons plus de nous éloigner du sujet. Or, le vrai sujet ici est le livre que M. Gingras lance demain sous le joli titre de Notes. 60 ans de vie musicale en confidences et anecdotes.

En tout, 76 très courts chapitres évoquent par ordre alphabétique des gens du passé et du présent, allant du pianiste André Asselin qui valut à M. Gingras sa première (et dernière) réprimande patronale jusqu'à Pinchas Zukerman en passant par la Callas, Pavarotti, Bernard Uzan, Nelligan, Nagano, Yannick Nézet-Séguin, etc. Le style est à la mesure de l'homme: drôle, précis, pointilleux et un brin malicieux.

«C'est très fantaisiste comme bouquin, commence Gingras. C'est une idée de notre directeur de l'information [Mario Girard] et moi, ça m'amusait de raconter mes souvenirs. Ça fait revivre une époque dont je suis un des rares survivants. Mais attention, je ne fais pas l'encyclopédie de la musique au Canada. Les textes sont très personnels même si je ne parle pas de moi ni de ma vie - ce serait sans intérêt.»

D'entrée de jeu, dans l'avant-propos, Claude Gingras informe le lecteur qui en douterait que ce livre n'est pas un règlement de compte:

«Que l'on sache bien qu'il n'y a absolument rien de vindicatif dans mes propos, écrit-il. J'enlève déjà les mots de la bouche à ceux qui parleront tout bêtement de règlements de compte. J'aime, tout simplement, et sans la moindre malice, me moquer un peu de ceux qui le méritent.»

Sans la moindre malice, c'est à voir. Il reste que l'aspect méritoire des moqueries que se permet Claude Gingras est intrigant. Pourquoi certains artistes ou musiciens méritent-ils qu'on se moque d'eux?

«Parce qu'ils sont ridicules et prétentieux, me répond-il sans sourciller. Comme ce pauvre Pierre Jasmin qui a écrit des horreurs à mon sujet. Je n'aurais probablement rien écrit sur lui, mais j'avais une anecdote très drôle de bombe puante le concernant. Je ne m'en suis pas privé. Mais il manque beaucoup de monde dans ce bouquin. Parfois, c'est tout simplement que je n'avais rien à dire sur eux. Quand je trouverai quelque chose, je ferai une suite.»

En attendant une suite, plusieurs en prennent pour leur rhume, mais délicatement, au détour d'une phrase assassine ou d'un détail accablant. Claude Gingras ne poignarde pas, il pique. Et des fois, il pique au sang. Il aime aussi. Il aime inconditionnellement. Le maestro Yannick Nézet-Séguin est un des rares à faire l'objet de son indéfectible admiration. On sent aussi toute l'affection qu'il porte à Charles Dutoit. C'est un peu moins le cas pour Kent Nagano...

Lors de notre précédente entrevue, il y a 10 ans, Gingras m'avait juré que, bien qu'il ait joué du piano tôt dans sa vie, il n'était ni un pianiste frustré ni un musicien raté. Il en rajoute cette fois-ci en affirmant qu'il détestait jouer du piano, qu'il n'aurait jamais en 100 ans voulu devenir pianiste.

«Mais j'aurais pu devenir chef d'orchestre. Et croyez-moi, j'aurais été pas mal plus baveux que la plupart d'entre eux.»

Enfance à Sherbrooke

Le goût de la musique lui est venu en grandissant à Sherbrooke. Cadet de cinq enfants, le jeune Claude allait souvent garder chez son frère aîné Marcel, qui possédait une importante collection de 78 tours. C'est là qu'il entendit pour la première fois ce qui demeure à ce jour sa pièce préférée: la 5e symphonie de Chostakovitch.

Il n'en est pas question dans Notes - 60 ans de vie musicale en confidences et anecdotes, mais à peine a-t-il prononcé le titre qu'il court fouiller dans sa collection la pièce en question. Contre toute attente, il met à peine 30 secondes pour la trouver.

Le plus grand désordre a beau régner entre les murs sombres de l'appartement du square Saint-Louis, les 100 000 vinyles et 50 000 CD sont classés, rangés et ordonnés comme des soldats.

On devine que le même ordre doit régner dans ses archives. C'est en tout cas l'impression qui se dégage de courts textes de Notes, où dates, lieux, heures et parfois même bulletins de météo font revivre le premier concert de la Callas à Montréal, le dernier de Pavarotti ou encore l'arrestation sur le campus de McGill, pour vagabondage, du grand pianiste soviétique Sviatoslav Richter, en décembre 1960.

Gingras se dit heureux de ce tout premier livre qu'il publie. «J'ai écrit les choses à mon goût. Bien sûr que j'ai fait quelques concessions pour ne pas blesser certaines personnes, mais c'était inévitable. Le monde de la musique classique est très susceptible, vous savez.»

Le jour est maintenant complètement tombé. Dans le salon encombré, la nuit s'infiltre tout doucement. Claude Gingras ne me dit pas ce qu'il fera de sa soirée maintenant qu'il n'est plus obligé de courir les concerts. Mais c'est sûr qu'il écoutera de la musique, qu'il se rappellera quelques souvenirs enfouis dans sa mémoire et qu'il se couchera très tard en regardant, avec Mickey, un épisode de Columbo.

Extrait de Notes. 60 ans de vie musicale en confidences et anecdotes

«Dutoit monta au pupitre de l'OSM pour la première fois les 15 et 16 février 1977. À 40 ans, il était l'un des chefs, tous peu connus, appelés d'urgence à combler le calendrier de la saison par suite du départ inopiné de Rafael Frühbeck de Burgos l'automne précédent. Il fit une telle impression chez tous, particulièrement avec La Mer de Debussy, qu'il fut nommé chef et directeur artistique le 12 septembre suivant. Le 24 août, j'avais annoncé la chose à la une: «Nomination imminente de Dutoit à l'OSM». Les 4 et 5 octobre, il dirigea son premier concert comme titulaire. Presque symbolique, la pièce de résistance du programme était la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorák.»