Des protagonistes colorés, une histoire trépidante, un style élégant: tous ces éléments confèrent à chaque livre sa personnalité - sans oublier le tangible, comme le grain du papier ou le design de la couverture. Mais peu de lecteurs ont conscience d'un autre élément, omniprésent: la typographie. Pourtant, c'est aussi à travers celle-ci qu'un ouvrage va se forger... un caractère.

Au moment de lire ces lignes, votre attention se concentre sur le sens de la phrase. Mais pas seulement. Observez donc la forme des lettres: les «e», les «a», ou encore la ponctuation. Anodin? Pas pour vos yeux ni pour votre cerveau: les polices de caractère s'avèrent primordiales dans le processus de lecture, et les choix typographiques des maisons d'édition, cruciaux.

En la matière, le Québec a mis au point ses façons de faire, même si l'influence française se fait encore profondément sentir. «Beaucoup d'éditeurs québécois vont calquer leur esthétique sur le marché français», note Pascal Genêt, chargé de cours sur l'histoire du livre à McGill et au département d'édition de l'Université de Sherbrooke.

Il évoque notamment le recours à l'archiclassique Garamond, mis au point en France au XVIe siècle, et à ses dérivés, devenus une souche incontournable de la littérature francophone. Ainsi, le Minion, cousin du Garamond, a été élu par bien des éditeurs québécois, et parfois retravaillé à l'interne.

Un exemple? Il s'est invité très tôt dans les pages de Boréal, après avoir été légèrement engraissé. «Il a une belle lisibilité, un beau dessin qui est agréable à lire. Il marque bien le papier, sans fioriture», plaide Agnès Peyrefort, maquettiste-conceptrice de la maison d'édition fondée en 1963.

Il s'est également imposé chez Québec Amérique. «Nous avons choisi le Minion à cause de sa rondeur, de la forme très lisible des lettres, quelle que soit la grosseur des caractères», souligne la directrice artistique Nathalie Caron, bien que des inflexions soient faites selon les collections. «Pour Littérature d'Amérique, nous utilisons plutôt Century School Book, qui est plus écrasée, plus moderne.»

Mais au-delà de la lisibilité, les polices de caractère jouent une autre fonction, plus symbolique, d'association à un domaine particulier.

«La typographie participe à la reconnaissance», avance M. Genêt. «Certaines polices, comme le Garamond et ses dérivés, le Times ou le Jenson, sont plus associées à la littérature, avec une connotation européenne. Elles répondent à des fonctions de lisibilité, mais aussi de visibilité. Une police plus flyée ou créative sera plus associée au commercial ou à la communication.»

L'universitaire interprète aussi le recours à ces polices classiques comme un moyen de «créer une image plus solide, plus professionnelle» au-delà des frontières du Québec, afin de faciliter l'exportation de la littérature d'ici.

Toute la sphère littéraire québécoise serait donc occupée par le Garamond ou le Minion. Toute? Non, car quelques îlots éditoriaux québécois, comme Fides ou Le Quartanier, refusent encore et toujours de s'y plier.

Typos atypiques

C'est justement aux portes du Quartanier que nous sommes allés toquer. Pour y découvrir toute une philosophie des lettres.

«Pour moi, le livre est un objet à la fois culturel, matériel et technique. Puisque nous sommes une maison littéraire contemporaine, nous voulons que la typo soit signée de la main d'un créateur contemporain, que l'oeuvre parle de son époque et y soit ancrée», insiste l'éditeur Éric de Larochellière, «amoureux des typographies».

Dans cette optique, les polices classiques telles que le Garamond ont été écartées. «Tout le monde l'a sous les yeux, depuis toujours. Moi, je ne veux pas aller dans ce sens-là», se dresse-t-il.

Il est donc parti magasiner directement auprès des fonderies et des artisans de la lettre. Ayant d'abord recours à la famille de caractères Fedra, il s'est tourné en 2010 notamment vers Freight, plus complète, avec des graisses mieux calibrées.

Un choix de modernité symbolique, mais aussi technique. «Des polices comme le Garamond sont magnifiques quand elles sont imprimées au plomb. Mais sur les presses actuelles, offset ou numériques, elles manquent de corps.»

Malgré tout, ces caractères demeurent «des réinventions de polices plus anciennes», précise M. de Larochellière. «C'est quelque chose qui a un pied dans la tradition et un pied dans le monde d'aujourd'hui.»

Chez Marchand de feuilles, c'est la publication de La fiancée américaine d'Éric Dupont qui a sonné le divorce avec le Garamond, préalablement utilisé pendant une décennie.

Photo La Presse

La police Garamond

La raison? La nécessité d'éditer un pavé de plus de 1000 pages, avec une police à la fois petite et lisible. «Depuis cette publication, tous nos livres sont composés avec l'excentrique Sentinel, qui est faite sur mesure pour imprimer en petits caractères comme le font les éditeurs de La Pléiade», explique l'éditrice Mélanie Vincelette, qui s'autodéfinit comme une «junkie de la typographie».

D'autres maisons se démarquent également, comme Leméac, qui recourt principalement au Baskerville (d'origine anglaise), ou encore Fides, fidèle au Warnock Pro.

Ne pas respecter les traditions typographiques au pied de la lettre peut néanmoins présenter des risques, selon Pascal Genêt.

«Le problème du livre, c'est qu'il faut qu'il se vende. Il y a une tension entre le côté esthétique et la nécessité de vendre. Avec des typos plus originales, on prend un risque, alors que le classique est reconnu par tout le monde, l'oeil y est habitué.»

Les lettres à la moulinette numérique

La révolution numérique vient, encore une fois, brouiller les cartes... et les caractères. Car si l'éditeur reste maître du style qu'il imprime sur papier, il en va tout autrement pour ses publications sur support numérique.

Selon le modèle de tablette ou de liseuse, la police intégrée dans un fichier epub ressortira... ou pas. De plus, les polices utilisées doivent être libres de droit, selon Jimmy Gagné, directeur de Studio C1C4, spécialisé dans la production de livres numériques (et imprimés) et comptant plus d'une centaine de clients québécois. 

«On tente de trouver une typo équivalente à celle utilisée pour l'impression papier, de créer un style... mais il se peut qu'il ne soit pas interprété par l'appareil», explique-t-il. Ainsi, on cherche à ce que la mise en forme originale soit reconnue par le plus grand nombre de machines. 

«C'est un des prochains grands défis à relever pour les maisons d'édition», souligne Nathalie Caron, directrice artistique chez Québec Amérique. Sans compter que le lecteur peut désormais opter, à tout instant, pour une autre police. Et avoir, pour une rare fois, le dernier mot.

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La police Sentinel