Dans son sixième roman, Mélikah Abdelmoumen rend un hommage halluciné et hallucinant à son amie Nelly Arcan, ainsi qu'au mélange des genres et à la culture pop, inspirée entre autres par Joyce Carol Oates, Bret Easton Ellis et Trent Reznor. Une traversée des apparences sur fond rock.

C'est sur un malentendu qu'est née une amitié entre Mélikah Abdelmoumen et Nelly Arcan. Mélikah avait écrit un texte analytique sur le travail de Nelly, et Nelly était persuadée que c'était pour la dénigrer. C'était plutôt un texte élogieux.

Elles se sont rencontrées lors d'une conférence à Lyon où habite Melikah Abdelmoumen depuis plus de huit ans, avec son conjoint et son enfant.

«Elle m'a dit: «Il faut qu'on se parle», se souvient l'écrivaine. C'est là que nous sommes devenues amies. On s'écrivait, on se voyait. On se lisait nos trucs, on se faisait des soirées littéraires féministes enragées [rires]. En même temps, on était comme deux petites filles tannantes. Je riais énormément avec elle. Pour moi, Nelly, c'est autre chose que le personnage public, et je pense qu'il y a dans Les désastrées un besoin de réfléchir à la question du clivage entre la personne réelle et la personne publique. C'est en même temps un hommage à son oeuvre.»

Cette rencontre était écrite dans le ciel, en quelque sorte. Les deux écrivaines ont connu les incompréhensions liées à «l'autofiction», dont Abdelmoumen est spécialiste, ayant fait son doctorat sur Serge Doubrowsky, créateur du terme.

«Cela a porté malheur à Nelly et vraiment compliqué ma vie de romancière, dit-elle. J'ai fini par faire une overdose. L'autofiction est comme ma meilleure ennemie.»

Deuil

Mais Les désastrées est une fiction dans laquelle l'écrivaine, malgré les références évidentes à Arcan, ne franchit jamais la ligne qui pourrait trahir l'intimité de son amie. C'est plutôt son deuil qu'elle a voulu explorer.

«Au départ, c'était sa meilleure amie Alice, la narratrice. Je ne voulais pas écrire un truc biographique. Mais ça ne fonctionnait pas. Après la mort de Nelly, chaque fois qu'on parlait d'elle, je l'imaginais réagir comme si elle était encore là, tout le temps. C'est ainsi qu'est venue l'idée d'une morte qui voit malgré elle ce qui se passe après son suicide.»

Mélikah Abdelmoumen aurait aimé avoir le regard de Nelly pendant l'écriture de ce roman, son sixième, après nous avoir donné notamment Alia, Le dégoût du bonheur et Chair d'assaut. En même temps, elle n'aurait pas écrit ce livre sans la perte de ce regard. Aussi y multiplie-t-elle les points de vue de Nora Silvermann, alias Nora-Jane Silver, chanteuse star suicidée à 37 ans, qui assiste au-delà de la mort au «malentendu outre-tombe» qui se poursuit à son sujet, au «film des vivants» qui continue sans qu'elle puisse intervenir. Elle voit Alice se débattre avec le deuil, voire se battre, plutôt violemment, pour sa mémoire...

Les nombreuses identités de la narratrice rendent bien le sentiment de dissolution chez celles qui, fragiles, se cachent derrière des masques pour mieux se révéler, sans pourtant être mieux comprises. On peut lire: «Alice et moi étions de ceux-là. Des désastrées occidentales ordinaires, obsédées par le désir d'être entendues malgré ce tintamarre.»

Le roman est un feu d'artifice de références à la musique et à la littérature, un labyrinthe un peu fou qui n'est pas sans rappeler le Lunar Park de Bret Easton Ellis. Et Nora-Jane a une sonorité avec Norma Jeane, vrai nom de Marilyn Monroe, autre icône tragique. Car le Blonde de Joyce Carol Oates a été une grande source d'inspiration pour Abdelmoumen.

«Je me sentais habitée par le croisement de tout ce qui me fait triper, explique-t-elle. J'ai eu envie que tout ça existe en même temps. Le seul moment où on a le contrôle, c'est lorsqu'on écrit. Cette liberté formelle chez Oates, j'ai eu envie de me l'offrir.»

Au bout du manuscrit, Mélikah Abdelmoumen a constaté que ce sont les suicidés qui ont le dernier mot. «Quand j'ai terminé le roman, mon deuil m'est revenu en pleine figure. J'ai fait quelque chose de constructif, cela m'a soulagée, occupée, mais une fois terminé, ç'a été vraiment dur. On reste vraiment avec des questions pour lesquelles il n'y aura jamais de réponses.» Norma-Jane Silver, c'est beaucoup plus Mélikah que Nelly, finalement.

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Les désastrées

Mélikah Abdelmoumen

VLB éditeur, 243 pages

Extrait

« J'étais plusieurs : celle que vous croyez, celle que j'avais inventée, celle qu'on détestait et celle qu'on adulait, celle qu'on filmait et celle qui se cachait dans sa prison de silicone, de cuir moulant, de maquillage outrancier. Mais aucune d'elles, quels qu'aient été ses efforts, n'a réussi à oublier la jeune Noranou qui, un temps, a connu avec un homme un peu trop âgé pour elle un bonheur inoubliable parce qu'ordinaire. Un bonheur dont le souvenir est resté, jusqu'à la fin, un boulet. »