Nous avions créé notre propre mythe à propos de ce roman. De ce titre, nous avions entendu parler d'un libraire et de livres à l'index sous la fameuse «Grande Noirceur». Il n'en fallait pas plus pour qu'au fil des ans, nous imaginions un héros bravant les interdits d'une société sous la coupe du clergé, avec une longue liste de brillants romans comme autant d'armes contre l'obscurantisme.

C'est donc une surprise lorsqu'on découvre que le personnage créé par Bessette est un antihéros qui ne voue en rien un culte aux livres. Aucun ravissement lorsque son patron Chicoine lui ouvre fièrement son «capharnaüm» rempli de livres proscrits, à vendre sous le manteau. «Je trouvais son attitude un peu bébête. Il eût été si simple de placer ces livres avec les autres dans la boutique. Nous n'étions pas au collège Saint-Étienne. Chicoine était maître chez lui.»

On devine qu'Hervé Jodoin a déjà eu un penchant pour la lecture, lui qui a déjà travaillé comme répétiteur dans un collège et qui, mine de rien, dissémine son opinion sur certains titres au fil d'un journal, écrit pour tuer le temps le dimanche quand la taverne est fermée. Mais au moment du récit, tout ce qui l'intéresse est d'avoir un job le moins prenant possible et qu'on lui foute la paix. À cette connaissance qui lui demande «s'il aime toujours les livres», il raconte: «Esquissant une moue d'indifférence, je lui déclarai que les livres brûlaient moins longtemps que le charbon, mais que, faute d'autre combustible, il m'arrivait de m'en servir.» Provocateur.

Comme un étranger

On se prend d'affection pour cet émule du Meursault de Camus. Par sa simple présence et sans faire grand-chose, il est celui par qui le scandale arrive dans le petit village de Saint-Joachin où il est effectivement un étranger. Mais on sent bien qu'il serait un étranger n'importe où. Car sous son apparent détachement de tout, son laisser-aller, voire son abandon, Jodoin est farouchement indépendant. Pas vraiment apeuré par le curé du village qui veut savoir s'il a vraiment vendu à un élève Essai sur les moeurs de Voltaire (livre «somnifère», selon Jodoin), pas plus excité qu'il ne faut par les grandes idées libertaires de son patron, Chicoine, dans lequel il voit précisément un commerçant flairant surtout une bonne affaire (et qui paniquera à la première menace), Jodoin baise en plus la propriétaire de sa pension avant de s'en lasser aussitôt. Sans foi, ni patrie, ni famille, ce Jodoin est d'une superbe ironie.

Critique sans pitié

Le libraire n'est pas tant un roman engagé dans une cause quelconque qu'une féroce critique des moeurs de l'époque, sans pitié pour personne, avec un seul gagnant au final: Jodoin, qui mystifiera «les bonzes de Saint-Joachin» et roulera «ce foireux de Chicoine». En un sens, Jodoin est un vrai moderne, blasé peut-être, mais libre dans un monde rétrograde et absurde.

Les premiers pas de la Révolution tranquille

Le libraire paraît en 1960, année symbolique dans l'histoire du Québec, puisqu'on y voit souvent les débuts de la Révolution tranquille. C'est l'année de l'entrée au pouvoir du gouvernement libéral de Jean Lesage, de la fondation du Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN), de la publication des Insolences du frère Untel de Jean-Paul Desbiens. Bientôt, on réformera en profondeur le système d'éducation au Québec. Gérard Bessette, athée convaincu (et cela lui vaudra des problèmes), est un professeur passionné de littérature qui n'a alors publié qu'un roman, La bagarre, en 1958. Le libraire sera considéré comme l'un des grands romans de cette période, annonciateur des bouleversements à venir.

Ce qu'ils en ont dit

«Gérard Bessette est en progrès depuis La bagarre. Le libraire est d'une facture plus ramassée et d'un style plus sobre que le précédent ouvrage; et il est écrit dans une langue impeccable. La production littéraire courante nous offre peu d'exemples de romans aussi bien «faits», techniquement parlant. On regrette cependant qu'un tel talent ne serve pas une meilleure cause. Car c'est une compagnie bien étouffante que celle de ce Jodoin, dit «le libraire». C'est le type de l'intellectuel raté, sans coeur comme sans idéal.» - R. Leclerc, revue Lectures, mars 1961

«Malgré l'importance de ses romans tardifs, Bessette demeurera aux yeux de la critique l'auteur du Libraire. Il s'en plaindra dans Mes romans et moi (1979), constatant à regret que «le maudit Libraire prend toute la place».» - Histoire de la littérature québécoise, par Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge

«L'oeuvre de Bessette survivra à sa mort scandaleuse car, même si on a découragé l'étude de ses romans, on n'a pas réussi à le récupérer: il est resté inapprivoisable, son oeuvre demeure profondément libre, contestataire et anticléricale. Bessette a fustigé les mensonges et mis à nu les fourberies et les bassesses du pouvoir. Le jeune romancier du Libraire ne mâchait déjà pas ses mots. Il poursuivra sa critique sociale mordante dans Les pédagogues et Le cycle. Les anthropoïdes, peut-être son plus grand roman, oeuvre d'une grande ambition, dont le sujet n'est rien de moins que l'humanité dans toute sa destinée, est d'une facture superbe et novatrice.» - L'écrivain Daniel Gagnon dans Le Devoir, 3 mars 2005

«Quiconque a fréquenté l'école secondaire au cours des années 70 a sans doute eu, parmi ses lectures imposées, Le libraire, de Gérard Bessette. Pour des ados qui avaient pour toute culture littéraire Tintin, Bob Morane ou les livres de La Bibliothèque rose, de la comtesse de Ségur au Clan des sept, ce fut un choc et une révélation. À part Gabrielle Roy, ou cette autre toute jeune auteure, Marie-Claire Blais, personne, ou presque, n'écrivait de romans réalistes qui se passaient ailleurs que sur les terres de nos ancêtres.» - Marie-Claude Fortin, La Presse, 25 février 2005

Extrait Le libraire

«Au bout d'un certain temps, M. le Curé est descendu et m'a demandé de la même voix confidentielle si nous n'avions pas en stock «certains livres dangereux». Je l'ai regardé l'air perplexe en relevant les sourcils et l'ai prié de m'éclairer sur ce qu'il entendait par «livres dangereux». Un soupçon d'impatience a percé dans sa voix:

- Vous savez bien ce que je veux dire, voyons! Des livres qu'il ne faut pas mettre entre toutes les mains.

Je lui ai répondu que je n'en savais rien, attendu que je ne lisais pas moi-même et que, même si j'avais lu, je n'aurais pas osé porter de jugement là-dessus. Il m'a fixé quelques instants sans bouger. Il se demandait sans doute si j'étais aussi stupide que j'en avais l'air.»