Les écrivains ne sont pas imperméables au monde. Alors comment font-il pour écouter leur « voix intérieure » dans la cacophonie ambiante et perpétuelle? Nous attendions la lettre Z pour vous parler de l'Abécédaire « Écrire contre le bavardage », un projet du site Poème Sale (poemesale.com) qui a été diffusé du 1er au 28 février. Créé par Charles Dionne et Fabrice Masson-Goulet, Poème Sale, dédié à la poésie, la création et le commentaire, « pas de formes et pas de limites », sur plate-forme numérique, se veut « l'ailleurs d'une page trop rigide » qui célèbre sa première année d'existence.

Flaubert n'a pas connu ça, lui, Twitter, Facebook, Youtube, les courriels et les textos, ces bip entêtant qui émanent de nos appareils, jour et nuit,  cette tentation permanente de participer au bavardage public dès qu'une connexion internet est disponible, encore moins le « cold turkey » du clavier. Poème Sale a demandé à 54 auteurs d'écrire « sous l'influence du bavardage » dans cet abécédaire qui commence par @ suivi de la lettre A. Quand le « arobas » - ou, anciennement, le A « commercial » - précède la première lettre de l'alphabet, ça doit bien dire quelque chose...

Sur 54 textes ou poèmes, ce qui se dégage en premier est cet inévitable mélange d'amour et de haine envers cette cohue du Web 2.0. On ne sait pas ce que ça va donner à long terme, mais on peut bien réfléchir à ce que ça  fait, maintenant,  dans l'esprit comme dans l'écrit. L'exercice demandé n'est pas inusité, il est la réalité de beaucoup d'auteurs, en fait. Résultat : des réflexions pertinentes, de l'exaspération, un tutoiement généralisé, des dépendances nouvelles, une culpabilité assez répandue, l'humour comme bouclier et un dictionnaire des néologismes qui ne cesse de grossir, entre autres.

Pour Matthieu Dugal, « Le vieux grincheux de JG Ballard - que d'ailleurs personne ne connaît - a tout faux. Il prédisait un monde ennuyeux ? Nous vivons maintenant dans le génial au quotidien. Et ce qui n'arrive pas à la cheville de cette grande fête de l'enthousiasme communicateur tombe lentement dans l'oubli.»

« J'ai besoin de ma dose quotidienne de « eh ben ! » confirme Jean-François Thériault, tandis que Claudia Larochelle l'avoue, non sans gêne : elle est une junkie. Alice Michaud-Lapointe décrit les réseaux sociaux comme « une piscine publique où tout le monde pisse. Des plongeons, des bombes, des flats et des flops, des likes attribués comme des notes. Les pouces levés vers le ciel ou tournés vers la terre ; toujours matière à débat pour nous, juges suprêmes du web, petits César d'occasion, qui barbotons dans la seule et même pataugeoire. » François Rioux adopte le métalangage : « Boup, courriel de cégep, Alt+Tab, Ctrl+2 : répondrai demain. Ctrl+1 : la fille n'a pas répond. Ctrl+3 : viol de bonhomme de neige okay, statut spirituel commenter, mème comique like - les singes s'épouillent et les gens se likent. Alt+Tab : le curseur clignote sans se fatiguer, faudrait finir ce texte, avec les interférences. » Samuel Archibald entretient une jalousie pour les graphomanes contemporains, qui persistent à produire du « texte au kilomètre ». « Peut-être parce que j'y vois, à l'heure des médias sociaux, un type particulier de résistance et de réaction » et « qu'au-delà du morceau de bravoure, la capacité à opposer et à imposer aux flux du numérique, eux-mêmes infinis, voix et formes humaines. »

Oui, il y surtout de l'humanité dans cet Abécédaire, honnête témoignage du présent, dans lequel on ne peut que se reconnaître. Mais que deviendra-t-il lorsque nous serons passés au 3.0 ? Il y en aura d'autres parce que malgré le blabla, l'écriture - et, forcément, la littérature qui en naît - n'est pas en péril. Notre capacité à la recevoir, par contre...