Il est arrivé par la poste, sans tambour ni trompette. On ne l'attendait même pas, ayant oublié le projet. C'est une petite merveille. Le premier tome des oeuvres complètes d'Anne Hébert en édition critique. Travail titanesque de grands spécialistes de l'écrivain: Anne Ancrenat, Mélanie Beauchemin, Luc Bonenfant, Patricia Godbout, Lucie Guillemette, Daniel Marcheix, Janet Paterson, Lori Saint-Martin. Le tout sous la direction de Nathalie Watteyne, en collaboration avec les éditeurs, les proches de l'auteure, des assistants de recherche, d'autres spécialistes...

Pendant des années, ils ont épluché plus de 6000 documents du Centre Anne-Hébert pour arriver à cette édition critique qui fera date. Et qui, malheureusement, signera la fin de la fabuleuse collection Bibliothèque du Nouveau Monde des Presses de l'Université de Montréal, très coûteuse à produire. Cette collection aura donné à la littérature québécoise des éditions critiques de textes fondamentaux qui demeurent des références absolues pour les chercheurs ou les lecteurs les plus dévoués à certains auteurs. Ce n'est pas donné, mais on vous jure que c'est plus que du bonbon. Tout écrivain québécois ne peut que rêver d'une telle édition de ses oeuvres, dans la tradition de La Pléiade. Si la carrière de chercheur en littérature existe, c'est entre autres pour mener à ce genre de publication.

Ce premier tome, donc, est consacré à la poésie d'Anne Hébert. Nous aurons droit, dès cette année et en 2014, aux trois tomes regroupant les romans (divisés en trois périodes, 1958-1970, 1975-1982, 1988-1999), jusqu'au cinquième qui fera le tour du théâtre, des nouvelles et des écrits divers.

Le but? «Faire ressortir et rétablir une continuité temporelle, explique Nathalie Watteyne. Elle est très constante dans son écriture et c'est le travail de l'édition critique qui permet de le faire voir. Nous avons accès aux archives, aux entrevues et articles, à la correspondance, aux inédits. En lisant l'édition critique, on ne peut que voir la cohésion et la continuité de son oeuvre. Par exemple, on constate qu'Anne Hébert a toujours écrit des poèmes. Chaque fois qu'elle terminait un roman, elle retournait à la forme brève. J'ai l'impression qu'on ne peut plus maintenant parler de sa poésie de la même manière.»

Anne Hébert a légué au centre qui porte son nom toute sa bibliothèque, ce qui, recoupé à ses confidences dans les entrevues, permet de mieux comprendre ses influences. Les plus importantes se résument à Baudelaire, Rimbaud, Proust, et, bien sûr, son cousin Saint-Denys Garneau, envers qui elle témoignera tout sa vie de la reconnaissance.

Nous en apprenons plus aussi sur cette anecdote importante de sa création. Entre Le Tombeau des rois et Mystère de la parole, une commande d'un poème pour un projet publicitaire sur le pain! Ce qui donnera Naissance du pain, un tournant dans son écriture poétique, un autre souffle après la noirceur du Tombeau des rois... qui sera publié dans La revue des boulangers et meuniers du Canada, «parmi des recettes»!

«Dans une entrevue, elle dit: «Je crois que je ne pouvais plus aller dans le même sens après Le Tombeau des rois. Ou bien c'était le silence absolu, la mort, ou bien je cherchais une autre voie. J'avais l'impression de m'être rendue à l'extrême limite du silence.»

L'importance du regard sur la nature et la lumière sera sans cesse grandissante, héritage de son cousin, mort trop tôt, et qu'elle verra pratiquement comme un martyre, «la première parole moderne de notre pays dite à haute voix, parmi les sourds». Nathalie Watteyne note: «Toute son écriture, de 1939 à 1999, est placée sous le double signe de la lutte pour la vie et du mystère de l'art.»

L'édition critique revient sur le rapport d'Anne Hébert au Québec. Pour elle, «écrire au Québec, c'est un phénomène de résistance et de défense.» En 1967, dans un essai intitulé «Le Québec, cette aventure démesurée», elle lance ce que l'on pourrait appeler une vocation: «Prendre cette province en flagrant délit d'existence. L'appréhender. Lui rendre justice. Tâche de poète. Honneur de vivant.»

Il y a encore bien plus dans cette édition critique, à commencer par les poèmes eux-mêmes, tous réunis sous une même couverture, dans une chronologie impeccable, annotés avec un souci du détail qui approfondit la lecture. Les songes en équilibre, Le tombeau des rois, Mystère de la parole, Le jour n'a d'égal que la nuit, Poème pour la main gauche, et les inédits, suivis du Dialogue sur la traduction à propos du Tombeau des rois, tout y est. Vraiment, voilà du beau travail, qui rend justice à l'un de nos plus importants écrivains. Tâche de chercheur, honneur de vivant...