Qui n'a pas vu Cyrano de Bergerac, film de Jean-Paul Rappeneau, dans lequel Gérard Depardieu a trouvé l'un des plus beaux rôles de sa carrière? On s'en souvient, au début, Cyrano chahute une pièce de théâtre indigeste, provoquant son annulation. «Et l'argent qu'il va falloir rendre!», se désole un acteur, à qui Cyrano réplique en jetant un sac plein d'écus sur la scène. Dans cette bourse, il y a toute sa fortune. «Jeter ce sac, quelle sottise!», lui dit son ami Le Bret. Cyrano répond: «Mais quel geste! ...» Ah! La superbe de Depardieu dans ce film, sa façon bien à lui de donner vie aux mots d'Edmond Rostand... Elle explique la déception de beaucoup de Français lorsqu'ils ont appris que Gérard rendait son passeport français et partait vivre en Belgique afin de payer moins d'impôts. On attend de Cyrano qu'il suive sa ligne de parti, soit d'être «admirable en tout», mais Depardieu n'est pas Cyrano. Et nous, spectateurs naïfs, avons parfois tendance à confondre les acteurs et leur personnage, croyant qu'à force de jouer les héros, il y a peut-être en eux un héroïsme plus grand que la normale.

Enfin, le geste de Depardieu peut être défendable ou condamnable, mais en aucun cas admirable, surtout dans un contexte où la France peine à sortir de la crise économique. Gérard souffre sûrement d'angoisse fiscale, cette curieuse maladie apparue récemment, depuis qu'on demande aux plus riches de payer plus d'impôts. Mais le vrai problème de l'angoisse fiscale, particulièrement en temps de crise, est qu'elle n'aura jamais le tragique de l'angoisse des fins de mois, partagée par beaucoup plus de gens dans nos sociétés. Ces riches angoissés qui partent vivre sous des cieux fiscalement plus cléments - une évasion que le travailleur moyen ne peut se permettre, lui qui sait que l'impôt le suivra jusque dans la tombe - ne donnent pas un très bel exemple de l'esprit de partage que nous sommes censés célébrer à Noël.

Ils font penser à Scrooge, le célèbre personnage avaricieux de Dickens, qui, un soir de Noël, sera visité par des fantômes qui lui feront prendre conscience de l'importance de penser aux autres. Charles Dickens est pratiquement l'inventeur du traditionnel conte de Noël. Un chant de Noël, dans lequel apparaît Scrooge, est son conte le plus célèbre. Publiée en 1843, cette histoire n'a jamais cessé d'être racontée et, malheureusement, n'a jamais cessé d'être pertinente. Charles Dickens était un écrivain engagé. La condition des pauvres dans la société londonienne du XIXe siècle, particulièrement pitoyable, était pour lui source d'indignation et d'inspiration.

Pour dénoncer et faire réfléchir ses concitoyens, il écrivait des contes et des romans devenus des classiques, comme David Copperfield ou Oliver Twist, deux de ses «enfants» les plus connus, car si une chose lui tenait à coeur, c'était le sort des enfants pauvres casés dans des pensionnats souvent infâmes.

Et si l'on retient autre chose que la gloriole victorienne du XIXe siècle anglais, c'est en grande partie grâce à Dickens, qui a su montrer les bas-fonds de sa société, et les travers de ceux qui la dirigeaient. Pour Noël, on vient de rééditer Les carillons (chez Rivages, format poche), un conte de Noël moins connu de Dickens, mais peut-être l'un de ses plus sombres, de ses plus féroces. On lit peu de nos jours pareille description du désespoir de l'ouvrier pauvre - vous savez, ce pauvre qui travaille fort, sans jamais voir sa situation s'améliorer? On y entend les angoisses et les espoirs d'un vieux coursier, Toby Veck, qui s'interroge sur lui et les siens, compagnons de misère: «Je ne sais trop si nous avons quoi que ce soit à faire sur cette terre. Parfois, je pense que oui - un petit peu; et parfois je pense que nous devons être de trop. Parfois, je suis si confus que je n'arrive même pas à décider s'il y a le moindre bien en nous, ou si nous sommes nés mauvais. On dirait que nous sommes des choses terribles; on dirait que nous sommes cause d'ennuis à n'en point finir. On se plaint sans cesse de nous, on est en garde contre nous. D'une manière ou d'une autre, les journaux sont pleins de nous....»

Toby aura de multiples visions à la veille du jour de l'An, dont une vision de sa fille, que la pauvreté mène pratiquement au suicide et à l'infanticide. Les esprits cruels des carillons l'obligent à la suivre jusqu'au bout, à lui faire voir combien l'abandon de l'espérance est en quelque sorte la cause des pires maux de la société... Il serait dommage de terminer ce texte sur une triste note, qui ne respecterait pas l'esprit de Dickens.

Pour Noël et le jour de l'An, voici donc ses mots, destinés à tous, angoissés fiscaux ou pas, qui terminent le conte: «Puisse alors la nouvelle année t'être heureuse, à toi et à tous ceux dont le bonheur dépend de toi! Puisse alors chaque année être plus heureuse que la précédente, et qu'aucun de nos frères ni nos soeurs, si humbles soient-ils, ne se voient refuser leur part légitime de ces joies pour lesquelles notre glorieux Créateur les a formés!».