L'année 2013 soulignera le 100e anniversaire de la publication de Du côté de chez Swann, première pierre du magistral édifice littéraire qu'est À la Recherche du temps perdu, chef-d'oeuvre inégalé du 20e siècle. Nous avons demandé à des lecteurs de Marcel Proust, un peu par provocation, s'il est toujours possible de lire Proust dans le monde rapide d'aujourd'hui, et ce que cette lecture a représenté comme expérience dans leur vie.

CHARLES DANTZIG

Écrivain et éditeur chez Grasset, première maison à avoir publié Proust (à compte d'auteur)

« Pourquoi ne pourrait-on pas lire Proust aujourd'hui? On lit Homère, qui est plus ancien et décrit des choses encore plus disparues. On lit même des étrangers contemporains qui, d'une certaine façon, sont plus éloignés que le passé. La caractéristique géniale des chefs-d'oeuvre est qu'ils peuvent se lire sans considération de temps ni d'espace. Je dirais qu'il n'y a aucun obstacle à lire Proust, à part ceux que l'on imagine à tort. Le temps qu'il faudrait pour le lire? Mais n'a-t-on pas lu la trilogie Millenium de Stieg Larsson, qui est quasiment aussi long et, je crois qu'on peut le dire, absolument pas aussi bon? La difficulté? Il n'y en a aucune. Dès qu'on s'est adapté à la respiration de Proust, on l'accompagne avec bonheur. La lecture d'À la recherche du temps perdu m'a apporté une immense jouissance. Celle de voir le monde complété de cet autre monde qui m'accueillait sans passeport ni visa. Elle m'a appris bien des choses, par exemple sur les rapports entre les hommes, sur les relations entre la vie et l'art. Un chef-d'oeuvre, quand on le lit, nous élève jusqu'à lui. »

ROBERT LÉVESQUE

Critique et écrivain

« Lire Proust, aujourd'hui comme hier, ce n'est pas donné à tout le monde... Longtemps faut-il se lever de bonne heure ou se coucher tard pour réussir l'ascension de cet Everest de phrases plus sinueuses que les pistes du Sagarmatha : Luis Bunuel n'a pas dépassé la première page des Jeunes filles en fleurs, il se disait vierge de Proust; Philip Roth a avoué (tel un crime ?) n'avoir pas réussi à seulement y entrer...; par contre, à 19 ans, en 1951, François Truffaut lisait l'entièreté de la Recherche deux fois plutôt qu'une...; moi, préférant les voyous (Villon, Rimbaud, Genet) et les vagabonds (Céline, Léautaud), aimant les gens de la route (London, Cendrars) et ceux de la mer (Conrad, Melville), j'y suis venu tard, chez l'asthmatique du boulevard Haussmann, vers la quarantaine, mais ma traversée de ce festin de nuit où la mort sert les plats (selon le résumé sublime d'Angelo Rinaldi) demeure ma grande et plus profonde expérience littéraire.

Peut-on le lire encore en 2012 ? Le lirait-on encore, parbleu ? Lit-on encore ? Vous avez dit Proust ? Qui va le lire ? Qui va là ! Il y a 50 ans, dans Pastiches et postiches, Umberto Eco, prévoyant le déclin de l'empire de la lecture, imaginait qu'À la recherche du temps perdu aurait besoin pour paraître d'un gros travail d'editing, qu'il y aurait la ponctuation à revoir car les phrases seraient trop laborieuses au lecteur, certaines prenant plus d'une page entière. Avec un bon rewriting, écrivait-il, on les ramènerait à la mesure de deux ou trois lignes chacune, en coupant au besoin, en allant à la ligne plus souvent, ainsi on arriverait sûrement à tirer quelque chose de ce texte... Ceux qui liront intact et d'origine le chef-d'oeuvre de la littérature française, ceux qui grimperont ce sommet, ceux qui traverseront cette nuit, je les salue bien bas; ils auront conquis un monde. »

PHILIPPE H. BARR

Professeur de littérature française à l'Université de Caroline du Nord

« J'ai remarqué que, dans les départements d'études littéraires, l'oeuvre de Proust n'est plus très à la mode. On retrouve très peu de thèses ou de mémoires de maîtrise sur La Recherche.  Les étudiants semblent effrayés par la monstruosité de l'oeuvre et par l'imposant corpus critique qui lui a été consacré depuis sa parution. Ils optent en général pour des oeuvres plus courtes et qui les touchent plus directement. Ils semblent chercher d'abord et avant  tout à se retrouver, à retrouver leur présent dans les livres qu'ils étudient. Je crois pour ma part que La recherche est une oeuvre intimidante parce que c'est aussi l'oeuvre du sacrifice. Au sacrifice de l'auteur qui s'est enfermé pendant dix ans dans sa chambre pour écrire La recherche répond celui qui est exigé du lecteur : le temps qu'il doit consacrer à sa lecture! C'est vrai que dans un monde où l'on communique à coup d'abréviation sur twitter, par email ou par texto, les longues phrases travaillées de Proust semblent gêner notre besoin d'aller droit au but. Il semble qu'on ait de moins en moins le temps de « faire des phrases »! Consacrer tout ce temps à la lecture est devenu un luxe. Je crois néanmoins que c'est pour ces raisons mêmes que l'on peut (et que l'on doit) s'offrir le luxe de lire Proust aujourd'hui.

À une époque où l'on se tourne vers les philosophies orientales (yoga, méditation, bouddhisme, etc.) pour échapper au stress d'une vie quotidienne entièrement tournée vers le futur, l'oeuvre de Proust vient à point en ce qu'elle nous rappelle qu'il est important de faire silence, d'être présent et d'apprécier le monde autour de nous. On oublie trop souvent que l'oeuvre de Proust, même si elle semble entièrement tournée vers le passé, est une oeuvre qui accorde une place primordiale au présent. L'épisode de la madeleine ou des pavés inégaux à l'hôtel de Guermantes nous invitent à apprécier ce temps qui paraissait déjà si précieux à Proust au début du XXe siècle et qui n'a pas cessé d'accélérer depuis! Même si elle nous parle d'un monde depuis longtemps disparu et qui semble éloigné de notre réalité, l'oeuvre de Proust est encore tout à fait actuelle, ne serait-ce que parce qu'elle nous renvoie à nous-mêmes et nous invite à interroger la société dans laquelle on vit. C'est une oeuvre qui apporte moins de réponses qu'elle ne pose de questions. Et c'est selon moi cette ouverture qui lui permet d'être toujours pertinente aujourd'hui. Qu'on l'envisage comme un luxe ou un sacrifice, l'isolement exigé par la lecture d'À la recherche du temps perdu permet de mieux se replonger dans le monde. Le passé du petit Marcel nous mène encore aujourd'hui vers notre présent. »

PATRICIA MANTE-PROUST

Arrière-petite-nièce de Marcel Proust et co-auteure de Marcel Proust, L'arche et la colombe.

«Déjà, Proust est drôle ! Il maniait l'humour admirablement. En me permettant de me plonger dans les archives, ce livre, L'arche et la colombe, m'a permis d'approfondir son univers. Et c'est d'ailleurs dans ce but qu'il a été fait : nous ne voulions pas d'un ouvrage élitiste. Au contraire, L'arche et la colombe devrait permettre au plus grand nombre de découvrir un auteur qui paraît difficile d'accès parce qu'on nous l'a trop dit. Nous avons tenu à réaliser un livre qui soit gai et qui donne envie de lire l'oeuvre de Proust. On peut aussi, sur CD, écouter la Recherche qui demeure un très beau texte à entendre dans une époque où on ne prend le temps de rien... Mon arrière-grand-père Robert Proust, le frère de Marcel, regrettait déjà de son vivant qu'il faille presque se casser une jambe pour avoir enfin l'opportunité de la lire ! »

THIERRY HENTSCH

Professeur de philosophie, décédé en 2005, et auteur de Raconter et mourir et Le temps aboli. «La Recherche incite chacun à se saisir de sa propre vie, telle que lui seul peut la comprendre et l'éclairer de son esprit. Cadeau immense qui, loin de clore la littérature - comme un instant de découragement peut le faire penser au terme d'un livre à nul autre pareil, ou semble se dire la totalité de l'expérience humaine -, l'ouvre à l'infini de tous les lecteurs possibles, à tous les lecteurs que ce travail nourrit, enchante et console de leur précarité. À nous tous, écrivains de nous-mêmes.»