Les attentats du 11 septembre 2001 ont, depuis 10 ans, créé une vaste bibliographie. Depuis cet automne, ce sont les livres sur le «printemps érable» qui déboulent en librairie. Mais qu'est-ce qu'écrire sur un «événement» ? Deux approches très différentes sur les deux sujets sont offertes par Bertrand Gervais avec Le onzième homme et par Nicolas Langelier dans Année rouge.

Bertrand Gervais, écrivain et professeur de littérature, est un spécialiste des «écrits du 11 septembre» et s'interroge justement sur l'influence d'un événement dans un projet d'écriture, tandis que Nicolas Langelier, journaliste et rédacteur en chef du magazine Nouveau Projet, propose ses «notes en vue d'un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012». Au final, la réflexion de Gervais atteint la puissance d'une brillante novella, alors que le livre de Nicolas Langelier demeure tant collé à l'actualité qu'il donne paradoxalement l'impression d'être déjà «daté» même s'il traite d'un événement plus récent.

Gervais raconte un projet de roman avorté sur l'Amérique des années 30, qui se serait intitulé Le onzième homme, inspiré par la célèbre photo, vertigineuse, de Charles Ebbets, Lunchtime Atop a Skyscraper, qui montre des ouvriers sur une poutre d'acier en haut du Rockefeller Center, en 1932. Or voilà, au moment de commencer le roman, les deux tours du World Trade Center s'effondrent, ce qui vient tout bouleverser. Ici, une observation fondamentale: «Je me voulais anachronique, adhérant à la philosophie de Nietzsche sur la nécessaire inactualité de l'esprit qui se veut critique face au temps présent. Seule la résistance, disait-il, permet d'appréhender le monde, de le comprendre réellement et de le décrire dans sa réalité même. Appartenir à son temps, me répétais-je, requérait de ne pas coïncider avec lui. Il fallait savoir prendre ses distances, rester méfiant, de façon à ne pas céder à l'envoûtement du contemporain.»

Mais il ne peut résister, n'arrive plus à «s'extraire du réel», devient obsédé à l'idée de voir le trou de Ground Zero, où une surprise de taille l'attend (et c'est là que le récit devient autre chose qu'un témoignage). Il constate aussi: «Nous ne racontons plus, nous nous mettons en scène racontant. Et le monde ainsi décrit est constamment relativisé. Les feux des projecteurs sont braqués sur notre personne, nos projets, nos processus, nos pensées. Nous pratiquons un récit narcissique, dont l'autofiction n'est que la pointe de l'iceberg. Je participe au mouvement, malgré mes résistances. Une chose me paraît de plus en plus certaine par contre, et c'est que nous n'avons aucune prise sur le réel.»

Voilà qui pourrait s'appliquer au livre de Nicolas Langelier, qui se veut un «témoignage vif et éclairant» sur cet épisode du Québec dont on ne sait pas encore la portée à long terme. Langelier décrit ce qu'il voit, donne son opinion, inclut des extraits d'articles, sollicite Marc Aurèle, confie quelques détails intimes sur ses difficultés à s'engager amoureusement - en écho à notre difficulté à nous engager socialement - mais n'arrive pas à démontrer la pertinence de sa démarche. Car, si ce sont des notes en vue d'un récit, pourquoi les publier maintenant? À écrire «dans l'urgence», on se refuse le recul nécssaire aux grandes idées. Nous n'y découvrons rien d'autre que ce qui a déjà été entendu pendant des mois sur différentes tribunes, sinon que la rage, les doutes et les espoirs de l'auteur, dont le talent révélé dans son roman Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles devrait être mis au service du récit annoncé en sous-titre. Mais c'est peut-être là qu'est son véritable sujet: ce besoin de se prononcer qui l'envahit en même temps que se déroule un événement qui gruge malgré lui toute son énergie, et cette impuissance à cerner vraiment ce qui le cerne lui-même.

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Année rouge. Nicolas Langelier. Documents, Atelier 10, 100 pages.

Le onzième homme. Bertrand Gervais. La traversée/éclats, 55 pages.