Figure majeure de la littérature américaine, Toni Morrison a publié son premier roman à 39 ans surtout parce qu'elle voulait lire «un certain type de livre» et qu'elle ne pouvait le trouver nulle part. «Alors je l'ai écrit», dit simplement l'auteure de âgée 81 ans.

Ce premier livre, L'oeil le plus bleu, raconte la fascination d'une petite fille noire pour Shirley Temple, et comment le racisme est intégré par les personnes qui en sont victimes. Plus de 40 ans et 10 romans plus tard, on peut constater que Toni Morrison n'a jamais cessé de prendre la grande histoire à contre-courant, explorant le quotidien des Noirs américains, leurs espoirs et leurs drames.

D'ailleurs, 250 ans séparent les histoires d'Un don, son précédent livre sur l'Amérique avant le racisme, et de Home, lancé cette année, dont l'action prend place pendant les années 50. Elle éclate de son grand rire rauque lorsqu'on le lui fait remarquer. C'est vrai, note-t-elle: le sujet est vaste et les angles nombreux.

Mais Toni Morrison sait montrer le racisme et ses effets avec humanité et intelligence. «Comme le Pourquoi est difficile à expliquer, on doit se réfugier dans le Comment», écrit-elle au début de L'oeil le plus bleu. A-t-elle une réponse maintenant? «Je ne sais toujours pas pourquoi, répond-elle doucement. Vraiment, sincèrement, je ne comprends toujours pas l'oppression raciale.»

Pas un conte de fées

Son objectif a toujours été de raconter des histoires «d'apprentissage, d'amour et de survie», mais en se détachant du «regard du maître» qui déforme celui des Noirs américains et la transmission de l'histoire. Home, qui ressemble à un condensé de ses thèmes de prédilection, en est un bon exemple. «Les années 50, c'est Doris Day, l'après-guerre, ça ressemble à un conte de fées dans l'imaginaire populaire, explique-t-elle. C'est une époque glorifiée par ceux qui l'évoquent lorsqu'ils disent vouloir retrouver leur «vraie» Amérique. Moi je leur dis: attendez une minute, ce n'était pas si rose que ça!»

Dans ces années de ségrégation qui précèdent la montée des droits civiques, l'accès à la propriété est quasi impossible pour les Noirs, la violence est partout, le maccarthisme sévit, la science fait des expérimentations sur les plus démunis. On voit tout cela à travers le parcours de Frank, jeune soldat de retour de la guerre de Corée - qu'on n'appelait pas guerre mais «action policière», précise Toni Morrison -, qui doit traverser le pays de Seattle jusqu'en Géorgie pour sauver sa soeur gravement malade.

Son parcours sera semé d'embûches mais aussi de coups de pouce inattendus, puisque Frank peut compter sur la solidarité des siens - un thème récurrent dans l'oeuvre de Morrison. «Les Noirs ne pouvaient compter que les uns sur les autres. C'était leur force, et ce l'est toujours. Même si quelqu'un ne t'aimait pas, il t'aidait.»

Elle évoque même dans Home le «guide de Green», sorte de guide Michelin destiné aux Noirs édité entre 1936 et 1964. «Voyager était très dur à l'époque. Lorsque j'étais au collège, j'ai fait un voyage avec une petite troupe de théâtre, et dans certaines villes où on n'arrivait pas à se loger, nous devions appeler dans des églises, qui nous recommandaient à des particuliers. Je n'ai jamais été aussi bien reçue de ma vie, dans aucun hôtel! Et les gens ne nous demandaient rien en retour.»

Un style direct

Toni Morrison nous a habitués à un style lyrique, comme dans son chef d'oeuvre Beloved. Le réalisme magique dont il est empreint permet de rendre plus supportable la réalité de cette femme qui tue sa petite fille pour lui éviter de retourner à l'esclavage. Home est plus direct, très court et subjugue le lecteur par sa puissance d'évocation.

Sa structure est intéressante aussi: après chaque chapitre, Frank intervient, donne son point de vue, raconte des mensonges... Une idée dont elle est très fière, dit-elle en s'animant comme une débutante - et elle l'est d'une certaine manière, puisque «chaque nouveau livre est comme le premier» et qu'elle ne refait jamais deux fois la même chose.

«Je me suis dit que j'aurais accès à lui plus profondément si je le laissais parler. C'est comme une conversation entre nous.»

L'économie de moyen ne veut cependant pas dire moins de travail et Toni Morrison admet que Home a été difficile à écrire. «J'ai essayé de dire plus avec moins, je voulais que chaque ligne compte. Au début du voyage de Frank, tout est gris, puis lorsqu'il arrive dans son village, les couleurs explosent. Je n'ai pas besoin d'en rajouter. Mais ne vous inquiétez pas, je suis encore capable d'écrire long! «

Ancienne éditrice et professeure de littérature, récipiendaire du Nobel et du Pulitzer, couverte d'honneurs et de médailles, Toni Morrison a été souvent invitée chez Oprah Winfrey. Même si elle fait partie de la vie littéraire et intellectuelle des États-Unis, elle assume aussi son côté populaire. «Ça ne vous fait pas écrire mieux», dit-elle laconiquement.

Il reste que même après 40 ans, elle ne commence pas à écrire un livre tant qu'elle n'en ressent pas le besoin urgent. «Je n'écris pas seulement parce que je sais le faire. L'écriture est le seul endroit au monde où je me sens libre. Souvent, je commence lorsque je suis déçue par la marche du monde, et l'écriture agit alors comme un tampon.» C'est aussi une manière d'«aller à la guerre», ajoute-t-elle: quand on est fâché, il ne faut surtout pas se taire. «C'est ce que j'ai fait, par exemple, lors de la deuxième élection de George W. Bush. J'étais vraiment en colère.»

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Home

Toni Morrison

Traduit par Christine Laferrière

Christian Bourgois éditeur, 153 pages

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Quelques années marquantes

18 février 1931


Naissance de Chloe Anthony Wofford, à Lorain, en Ohio.

39 ans

L'âge de Toni Morrisson lors de la sortie de son premier roman, The bluest eye (L'oeil le plus bleu), en 1970.

23 ans

Le nombre d'années écoulées entre la sortie de son premier livre et le moment où elle a reçu le Nobel de littérature, en 1993.

1987

Année de publication de Beloved, son chef-d'oeuvre, qui recevra le prix Pulitzer l'année suivante et sera adapté au cinéma par Jonathan Demme en 1998. Le film met en vedette Oprah Winfrey et Danny Glover.

55 ans

Du début des années 50 jusqu'en 2006, Toni Morrisson a été professeure de littérature dans plusieurs universités. Elle a particulièrement laissé sa marque à Princeton.

Extrait: Home, page 26

«Le trajet dure combien de temps? -Peu importe, répondit Locke, vous serez reconnaissant de chaque bouchée puisque vous ne pourrez vous asseoir au comptoir d'aucun arrêt. Écoutez-moi bien, vous venez de Géorgie, vous avez été dans une armée où la ségrégation a été abolie et vous vous imaginez peut-être que le Nord n'a rien à voir avec le Sud. N'allez pas croire ça et n'y comptez pas. La coutume est aussi réelle que la loi et peut être tout aussi dangereuse. Venez, maintenant. Je vais vous conduire