Le 19 mars, l'écrivain et éditeur Charles Dantzig a lancé un pavé dans la mare en publiant un texte dans le journal Le Monde intitulé «Du populisme en littérature», dans lequel il affirme que «la fiction et la création littéraire sont aujourd'hui dominées par des romans en forme de reportage où triomphe un réalisme d'origine célinien, aussi vulgaire que malsain.»

Réaction immédiate dans le monde des lettres, notamment de Michel Crépu qui y voit un «diagnostic alarmé» et dit craindre plus le puritanisme en littérature, et de Frédéric Beigbeder, qui ne comprend pas tout à fait cette charge où sont ciblés Littell, Jenni, Houellebecq, tous prix Goncourt...

Toujours est-il que ce texte commence à faire le tour des journaux, elle a récemment été traduite dans le quotidien italien Corrierre Della Sera et, avec l'autorisation de son auteur, nous vous proposons de la découvrir.

Du populisme en littérature

Charles Dantzig

Le populisme a afflué sur le monde en cinq minutes. J'écris ceci pendant une campagne électorale qui y barbote. Celui qui est actuellement président de la République, incarnation donc de l'élite, clame qu'il la hait. Un autre candidat, pourtant agrégé de Lettres classiques, appelle à donner la parole «au peuple» et à acheter français. Au lieu de donner la parole aux poètes et à apprendre le latin (par exemple). Nous savons que les candidats de ce genre n'appellent à donner la parole au peuple que pour en avoir les voix et, sitôt élus, lui fermer le bec. Les régimes populistes sont ceux qui s'entendent le mieux à paralyser le peuple en le popularisant. Nous savons aussi que «peuple» est une usurpation de langage. Le peuple, c'est tout le monde, comme dans l'expression «le peuple français», ou c'est personne. Dans les temps de crise, certains politiciens s'entendent à donner l'appellation flatteuse de «peuple» à ceux qui souffrent ou craignent de souffrir, ou s'imaginent qu'ils souffrent. Le populisme donne une pureté factice à une portion fantasmée de la population. C'est la ruse des malins et la force des désespérés. Tous ceux qui peinent, à vivre, à se faire élire, ont tendance à s'y ranger pour excuser des défaites. Et s'ils visent la victoire, ce n'est que pour y exercer une chose, la vengeance.

Cette idée hypocrite, puisqu'elle récuse le mot qui la définit (un populiste est quelqu'un qui se défend d'en être un en présence d'adversaires puis les vomit sous le nom d'«élitistes» quand il se retrouve parmi les siens) est ce qui fait déraper les démocraties. En littérature, le populisme va et vient. Son nom, en 2012, est réalisme. Il s'est installé avec la puissance d'un avion en vol le 11 septembre 2001, l'Histoire est parfois assez bonne fille pour signaler avec précision le moment fatal. Depuis ce moment-là, la brutalité est lâchée dans les arts. (Dans les faits, elle est éternelle; chaque époque est si vaniteuse et a en même temps si peu de fierté qu'elle croit avoir inventé l'inhumain.) Elle s'est imposée très vite. Inglorious Basterds de Quentin Tarentino (2009) l'a esthétisée avec une stupidité rigolarde. En livre, Les Bienveillantes (2006), si mal écrit qu'on ne peut le dire malsain, il y a d'ailleurs moins de livres que de publics malsains, avait été un symptôme, un déclencheur, quelque chose qui a fait sauter une digue. Avec ce roman, les voyeurs, les obscènes, les utilitaires, les machos, enfin le contraire de la littérature, sont venus vers le livre, donnant un mauvais exemple de ce qui pouvait se vendre, et a été très imité ensuite. Ils n'avaient eu jusque-là que des ouvrages non littéraires et donc sans conséquence, souvenirs d'anciens légionnaires d'Algérie, SAS, tout ça. La brutalité est soudain estampillée «littérature». Prestige! On peut l'admirer! On n'avait pas vu cela depuis Louis-Ferdinand Céline. Céline, d'ailleurs, qu'adviendra-t-il du monument à la brutalité que sont ses pamphlets, une foi sa veuve disparue ? Elle en interdit la réédition comme il l'avait lui-même fait. Je parierais que, sous prétexte de valeur documentaire, d'histoire littéraire, de témoignage historique et autres tartufferies, on les rééditera pour ce qui sera d'abord une opération commerciale. On répétera bien sûr la phrase d'un pamphlétaire des années 60: «Je publierais mon pire ennemi si je suis sûr qu'il a du talent.» En français non mensonger, cela se dit: «Je publierais mon pire ennemi si je suis sûr que ça me rapportera de l'argent.» Et quand on aura vendu 200 000 dégoûtants exemplaires des Beaux draps, on tentera de faire comme si de rien n'était. Si l'on peut. Les brutes rendues glorieuses par l'esthétisation ne s'arrêtent pas si vite.

La crise où nous vivons appelle des questions. Les naïfs, poussés par les rusés, les posent à la littérature. Comme si la fiction était la Cour des comptes. Aux premiers, cela sert à se rassurer, aux seconds, à asservir cette folle qui trouve toujours le moyen d'échapper au devoir. Cette clientèle réclame du réel. On lui en fournit. L'un dans l'autre, ça marche. Asservissons donc la fiction au reportage, la forme à la narration, l'inutile au moral. Je tiens l'inutilité de la littérature pour sa supériorité; l'inutilité qu'ont les sculptures de Brancusi ou les cantates de Scarlatti, n'est-ce pas. Le réalisme me paraît une illusion. Il existe, je ne le conteste pas, et a toujours existé, mais dans un certain type de littérature, utilitaire, remplaçable et remplacée. Cette forme à la fois plaintive et menaçante de fiction rend généralement ses auteurs très heureux. On ne lit plus Georges Duhamel (1884-1966), grand spécialiste de l'homme moyen en style moyen, et du coup on a oublié qu'il était secrétaire perpétuel de l'Académie française, Commandeur des Arts et Lettres, etc. Il a été remplacé par d'autres, c'est la loi de ce genre de talent. Mallarmé est unique et reste, Duhamel a des clones qui changent. Il faut changer de linge sale, je dis bien «de». Et voici de nos jours, dans le monde entier, des romanciers américains donnant des pages entières d'entretien dans des magazines littéraires pour parler, non de la façon dont on écrit un livre, mais du destin des classes moyennes; des romans français pâteux dont on veut nous faire croire qu'ils ont un style assorti à leur sujet, ce qui en tout état de cause me paraîtrait une erreur, et de toute façon est faux: ce qui se passe, c'est que leurs auteurs n'ont pas pu faire mieux et qu'on les protège en théorisant leur incapacité. De même, quand ils expriment des opinions ordurières, on les secourt en disant que ce sont leurs personnages. Si on aide tellement les réalistes, c'est qu'ils sont dans l'immédiatement compréhensible, le communément accessible, le sujet. Que périsse ce qui est la littérature même, la forme!

Et gare à embêter les réalistes! Je sais que, avec cet article, j'aurai encore les aimables céliniens contre moi. Il faut pourtant dire que le réalisme n'est pas du tout favorable aux «classes moyennes» qu'il feint d'illustrer. Il les méprise. Le réalisme n'est qu'une forme inversée de l'idéalisme: l'idéalisme du morose, du morne, du malveillant. Le réalisme est un chantage. Des écrivains qui ont un autre réel que vous et moi décident que le leur est l'unique, et que tous doivent s'y soumettre. Le réel fluctue suivant l'état de puissance politique de tel ou tel parti. Dans les années 1950, c'était toute la littérature du «réalisme socialiste», dont le réel a fini par se montrer pour ce qu'il était. Dans les années 1990, dirais-je, le réel est passé à la réaction. (Le Parti communiste était lui-même une réaction. Le réel est une réaction. Il a tellement peur que le monde change en mieux!) La réaction des années 1990 a inventé un fantasme: le «politiquement correct». À l'écouter, 400 personnes de Californie du sud avaient envahi nos braves côtes françaises, et les gender studies étaient devenues la charte des Nations unies. Ah comme il est habile de se créer un adversaire factice. On peut l'attaquer indéfiniment en criant qu'il n'est jamais abattu. Tous ceux qui avaient été débordés par la libéralisation des moeurs, car c'était là leur point secret de rage, ont mis du temps à s'organiser et à reprendre de la voix. Ils y sont allés, cognant, insinuant, plaçant des gens dans les médias où ils ont pris des postes d'influence. Et, comme s'ils n'avaient pas fini par gagner, comme s'ils n'avaient pas pour eux places et best-sellers et comme s'ils ne fixaient pas les sujets de débat, ils continuent à se dire minoritaires et insolents. Leur maître Céline leur a appris cette tactique de crier à la persécution alors qu'on est en plein triomphe, et que, surtout, on rêve de persécuter les autres. On savait depuis leurs ancêtres de la fin du XIXe siècle, à commencer par Flaubert, quelques chefs-d'oeuvre qu'il ait pu écrire, que le réalisme ne croit pas que le gratuit et le lumineux existent. Il est mû par un amour sournois du mal. Il n'y a d'ailleurs pas besoin de présupposé moral pour créer du populisme en littérature. Une esthétique populiste qui ne dit pas des choses populistes se manifeste par un style épais, vaseux, déprimant à force de ne pas être écrit. Et il diffuse ses fadaises avec plus de sûreté que les scandaleux, qui provoquent toujours des réactions. Le réalisme sympa n'est pas moins néfaste que le réalisme méchant.

Il est frappant que la liste des meilleures ventes d'essais de Livres Hebdo, le magazine de la librairie, soit infectée de points d'exclamation. C'est le signe de ponctuation des populistes. Stéphane Hessel, qui pourrait bien être un faux gentil et un vrai cabot, est l'auteur d'un Indignez-vous ! qui nous donne un ordre depuis un an à la première ligne des listes de meilleures ventes. Son titre à injonction est imité par:

Jacques Attali, Candidats, répondez!

Christine Lewicky, J'arrête de râler!

Hervé Lossec, Les bretonnismes, vol. 2: le retour!

Julien Lepers, Les fautes de français? Plus jamais!

Marcel Rufo, Tiens bon!

Et bien sûr, quand on examine le sens des titres, le populisme est confirmé. Pureté de la langue; celtitude; comptes réclamés à l'élection. Ce fou de Péguy, qui avait recommandé de faire une mystique de la politique et suggéré l'assassinat de Jaurès, savait au moins une chose, que les phrases exclamatives n'ont pas nécessairement besoin de point d'exclamation. Elles en restent aussi imposantes, et perdent en répulsion. On pourrait m'objecter le point d'exclamation comique de Max Jacob, mais je ne crois pas que Max Jacob, son humour et sa grâce soient le genre des réalistes. Ces instrumentalisateurs de la littérature n'écrivent pas, ce sont des discoureurs de Hyde Park qui vocifèrent grimpés sur un tabouret. Le réalisme est aussi un terrorisme. Il insinue que vous êtes un frivole, un indifférent, un inutile, un parasite si vous ne lui obéissez pas. Force supplétive d'une politique douteuse, l'esthétique de la brutalité passera une fois que cette politique aura reculé. On l'a vu mille fois, les grands mâles donneurs d'ordres sont des suiveurs de maîtres.