Avec la publication des Devins, dernier des cinq livres composant le cycle de Manawaka, et la réédition des quatre premiers, les éditions Alto continuent leur grand travail de mise en lumière de l'oeuvre de Margaret Laurence, surnommée parfois la Gabrielle Roy du Canada anglais. Voici un survol de sa vie et de son travail encore mal connu de ce côté-ci des deux solitudes.

Les cinq pièces de la grande demeure de Margaret Laurence, les cinq romans du cycle de Manawaka, sont enfin complètes, traduites et présentées dans un ambitieux projet amorcé il y a quatre ans par Alto, l'éditeur de Québec. Laurence, cet écrivain essentiel du Canada anglais, grande dame de la littérature aux côtés de Margaret Atwood et d'Alice Munro, avait eu peu de présence ici auparavant. Un de ses romans, traduit chez l'éditeur Pierre Tisseyre en 1976 par l'écrivain Claire Martin, a vite disparu de la circulation.

Problème de réception, d'appréciation critique? Peut-être, car à l'époque, on ne lisait pas beaucoup canadian. Sûrement pas de thématique, car l'oeuvre de Laurence est du terrain connu pour nous qui fréquentons le roman québécois. Le beau projet d'Alto, ces éditions cartonnées à prix raisonnable, nous donne l'occasion de découvrir cet écrivain et voisine - les quatre premiers livres se sont déjà vendus à 10 000 exemplaires, preuve que les lecteurs québécois entendent en elle un écho.

Chez Laurence, comme chez nos écrivains, on trouve des femmes et des filles qui luttent contre l'isolement de la nature et une société hostile, à l'ombre des mythes du passé, dont Louis Riel et les Métis dans Les devins, une fresque de plus de 700 pages et son meilleur livre. (Un diviner, titre anglais original, est à la fois un devin et un sourcier.) Les Métis au Manitoba ne sont pas que chose du passé, comme l'atteste la relation qu'a l'héroïne avec un dénommé Jules Tonnerre. Comme beaucoup d'héroïnes de romans québécois, Morag Gunn des Devins est en quête de connaissance de soi, physique et morale, ce qui l'amène dans un conflit avec une société fruste, puritaine et misogyne. Pas surprenant que Les devins soit considéré comme l'oeuvre la plus autobiographique de Laurence.

Une femme malheureuse

Derrière l'écrivain, qui a vécu de 1926 à 1987, se trouve une femme malheureuse. Née à Neepawa, au Manitoba (Neepawa deviendra Manawaka sous sa plume), Laurence a connu la mort très jeune: sa mère meurt lorsqu'elle a 4 ans, son père lorsqu'elle en a 9. L'orpheline est élevée par une tante dans un foyer sans amour.

Après des études, elle travaille comme journaliste, puis se marie. Son mariage l'amènera en Afrique, pour le travail de son mari. Elle vit en Somalie et au Ghana, donne naissance à deux enfants et commence à écrire sur ce qu'elle voit autour d'elle, s'attirant les louanges de Chinua Achebe, le célèbre romancier nigérian. En 1962, c'est la rupture: elle s'installe en Angleterre avec ses enfants, mais sans mari, et se lance dans l'écriture.

Succès rapide

Elle devient assez rapidement un écrivain à succès. Elle gagne le prix du Gouverneur général à deux reprises, pour Les Devins et pour Une divine plaisanterie, porté à l'écran en 1968 par Paul Newman sous le titre de Rachel, Rachel, et mettant en vedette Joanne Woodward. On voit en Laurence l'incarnation de ce que c'est d'être écrivain (ou plutôt écrivaine) au Canada anglais. Et soudainement, après Les Devins, c'est le silence. Elle cesse d'écrire à partir de 1974. Vraisemblablement, elle a dit tout ce qu'elle avait à dire.

Elle choisit de vivre à Wakefield, en Ontario, un village qui ressemble drôlement à son Neepawa natal. Fait choquant, ses voisins, bons chrétiens, tentent d'interdire Les devins à l'école, ce qui la blesse énormément. Ses énergies vont plutôt à des causes politiques: le pacifisme, le désarmement nucléaire, et elle milite à la Writers' Union of Canada. Mais entre-temps, elle sombre dans l'alcool et la dépression. Jamais chanceuse en amour, elle s'isole de plus en plus, malgré son statut d'écrivain légendaire. Elle apprend qu'elle est atteinte d'un cancer incurable en 1986, et se suicide en janvier 1987. Ses mémoires inachevés seront publiés après sa mort.

«La rivière coulait dans les deux sens», lit-on tout au début de son chef-d'oeuvre, Les devins. Les deux sens, dans ce roman à voix multiples, sont passé et présent. Étonnamment actuels, riches en détails, les «films des souvenirs» du cinéma intérieur de Morag Gunn, la grande héroïne de Margaret Laurence, se lisent aussi bien aujourd'hui qu'à l'époque de sa première sortie.

Le cycle de Manawaka, de Margaret Laurence. Éditions Alto

> Premier volume: L'ange de pierre et Une divine plaisanterie (762 pages)

> Deuxième volume: Ta maison est en feu et Un oiseau dans la maison (713 pages)

> Troisième volume: Les devins (749 pages)

Disponibles aussi en format numérique