Sergio Kokis signe avec Amerika l'un de ses romans les plus personnels. En racontant comment et pourquoi, au début du XXe siècle, des paysans lettons sont venus s'installer dans le fin fond de la forêt brésilienne, c'est l'histoire de son grand-père et de ses propres origines qu'il retrace.

Sergio Kokis est unique dans le paysage littéraire québécois. L'auteur d'origine brésilienne est probablement le seul à être capable de citer Kierkegaard dans un roman historique, de rendre sympathique un pasteur mystique qui couche avec la mère mais épouse la fille, et de faire déplacer des montagnes à la foi tout en rendant hommage aux «sorcières» qui viennent contrebalancer la folie des hommes.

À 67 ans, l'écrivain-psychologue-artiste visuel a toujours la même verve et peut parler autant du référendum letton sur le bilinguisme qui a eu lieu la veille que de sa passion pour la Bible, même s'il n'est pas croyant. «Ce livre est le livre fondateur de la culture occidentale, et si on ne le connaît pas, on passe à côté de plein de choses.»

C'est la Bible, en tout cas, qui est la cause du grand déplacement que vivront ses personnages dans Amerika. «Je me suis longtemps demandé ce qui avait poussé ces gens à tout quitter pour un lieu où la fièvre jaune était endémique. Quand j'ai découvert que c'était d'abord pour des raisons religieuses et non économiques - ils s'en venaient attendre l'Apocalypse sur une terre sauvage -, j'ai senti que je tenais quelque chose.»

Le pasteur qui guidera ses ouailles vers la terre promise, Waldemar Salis, est en quelque sorte l'incarnation de son grand-père, dont il sait très peu de choses. «Même mon père ne l'a pas vraiment connu. Ce que je sais de lui, c'est que c'était un pasteur paysan, qu'il était très beau, qu'il jouait aux échecs et qu'il avait le don de la parole.»

Petit, il avait aussi visité le village de Nova Europa, à 800 kilomètres de la côte brésilienne, là où les immigrants lettons ont rêvé de recréer leur communauté. Il a aussi vu des photos incroyables de «tous ces gens si blonds» au coeur de la forêt. Cette histoire l'habitait, mais c'est grâce au web, lorsqu'il a commencé à retrouver la trace des descendants de ces immigrants - particulièrement la deuxième vague, arrivée pendant les années 20 -, qu'il a jugé qu'il avait assez d'éléments pour en faire un livre. «Mais je me suis demandé quand même si ça pouvait intéresser les gens, cette histoire qui est extrêmement personnelle et dont je suis l'héritier.»

Il y a beaucoup de lui en effet dans Amerika, mais aussi une grande universalité dans le périple de ces gens, pauvres et illettrés, qui «s'arrachent» à leur vie et à tout ce qu'ils connaissent pour l'inconnu. «Moi je ne sais pas si j'aurais eu ce courage, et c'est un hommage que je veux leur rendre. C'est probablement pour cela qu'on ressent de la tendresse dans ce livre, à cause de leur noblesse.»

Ils partent dans l'espoir d'un avenir meilleur, parce qu'«une toute petite fenêtre» s'est ouverte devant eux et qu'ils peuvent s'y projeter. C'est d'ailleurs ici que Kierkegaard entre en scène avec son «infinité des possibles». Car si Waldemar Salis réussit à convaincre les villageois de partir, c'est qu'il leur fait miroiter la liberté. «Sauf que lorsqu'ils ont cette liberté, ils en font ce qu'ils veulent.» Le pasteur s'exclamera même: «Maudit Kierkegaard!» lorsqu'il réalisera que l'instituteur du village, son beau-frère, ami et partenaire d'échecs, décide de se joindre à un groupe anarchiste plutôt que d'aller défricher la forêt.

Une fois au Brésil, en effet, très peu de villageois se sont installés à Nova Europa et ils ont préféré aller grossir les rangs des ouvriers en ville, à São Paulo, à Rio. Le rêve de Salis est donc un échec, mais le voyage, pour les survivants, est une réussite. «J'en suis la preuve, je suis là, dit Sergio Kokis. Mais il a fallu deux générations d'échec pour en tirer le bénéfice. Je dirais que c'est encore comme ça que ça se passe pour les immigrants aujourd'hui.»

Le souvenir de son père l'encourageant à «ne pas devenir ouvrier» et évoquant des neiges de la Lettonie habite toujours Sergio Kokis, qui laisse voir, pour une rare fois, un moment d'émotion. «Quand j'étais petit, mon père construisait un petit sapin de Noël qu'il recouvrait de boules de coton pour faire la neige. Il en était très nostalgique, même s'il est arrivé au Brésil très petit et qu'il n'en avait aucun souvenir! Il en parlait pourtant avec beauté et j'en rêvais avec lui. C'est peut-être même la source de mon immigration au Québec et pour ça qu'encore aujourd'hui, je suis ému quand arrive la première neige. Même si on les oublie, les images symboliques de notre enfance nous suivent toute notre vie.»

Amerika

Sergio Kokis

Lévesque éditeur, 270 pages